mardi 6 novembre 2007

Chiheb Abdelmadjid

« Ils tiraient à la mitrailleuse »

Né en 1919, Chiheb Abdelmadjid a travaillé de 1942 à 1948 comme cheminot serre-frein sur la ligne Guelma-Constantine. Il nous raconte ce qu’il a vécu et vu le 8 mai 1945 et les jours funestes suivants. Le 7 mai 1945, nous étions six serre-freins dans le train n° 3202 de marchandises avec deux ou trois wagons voyageurs.
Déjà, ce jour-là, nous avons entendu parler d’une manifestation prévue pour le lendemain, comme celle qui a eu lieu le 1er mai. Nous avons passé la nuit à Constantine et le lendemain, le 8 mai, vers 9h, on a pris le train qui roulait doucement, et avec les manœuvres, nous devions arriver vers 16h à Guelma. Là, nous apprenons que les scouts musulmans étaient à El Karmette (lieu où devait démarrer la marche), et les Français étaient autour de la troupe philharmonique au kiosque à musique de la place Saint Augustin. J’habitais près de la gare, chez Michel le boucher. J’ai ramené mes effets et mon matériel de travail à la maison (la barre de serre-frein) et j’ai rejoint le cortège des manifestants qui empruntait alors la rue d’Announa. » Passons sur le début du massacre et suivons Abdelmadjid : « Pour regagner mon domicile, j’ai dû faire un grand détour par le côté est de la ville. Il y eut 14 jours de tueries sans interruption. Plusieurs cheminots ont été abattus, les uns sur les lieux de travail, d’autres après qu’on les eut cherchés à domicile. Parmi ces derniers, citons Salah Boumaza, contrôleur de wagons, et Ziouèche, conducteur, des militants indépendantistes. Habitant dans une maison en face de la poste, Ameg Mohamed, qu’on surnommait Lakbaili (le Kabyle), sous-chef de gare, était en gandoura en train de faire sa prière quand on est venu le chercher pour le tuer. C’est lui qui m’avait embauché. » « Deux ou trois jours après ce jour sombre du 8 mai 1945, armés jusqu’aux dents, des miliciens et des policiers sont venus et nous ont fait entrer dans la salle d’attente de la gare. Nous étions au nombre de dix-huit, soit trois brigades de six serre-freins chacune. Ils allaient ramener des camions pour nous transporter en dehors de la ville et nous tuer. Falanga, d’origine allemande, chef de service à la gare, qui avait déjà sauvé un Algérien, qu’on appelait Reguig, travaillant comme brigadier de manœuvres (fonction consistant à accrocher et à décrocher les wagons), en le ramenant chez lui et en l’y cachant, lorsqu’il nous a trouvés dans la salle d’attente, a vite appelé un sous-chef de gare, un Corsais, qui était en ville, et qui illico est venu à la gare à pied. Ces deux responsables nous ont enfermés à l’intérieur de la salle d’attente durant presque toute une nuit pour qu’on ne nous emmène pas à l’abattoir ! En colère, le sous-chef de gare dira à un moment donné aux miliciens que s’ils tuaient les cheminots, ils devraient les remplacer avec leurs femmes ! Ce jour, nous l’avions échappé belle. Dès le début des massacres, sur le train, il y avait toujours des soldats autour d’une mitrailleuse, qui tiraient à vue sur les Algériens qui innocemment se trouvaient de part et d’autre des rails. Par exemple, de Bentabouche à Guelma, soit sur une distance de 6 à 8 kilomètres, les premiers jours, les deux côtés des rails étaient jonchés de cadavres. Je les ai vus. Et ce sans parler des voyageurs qu’on abattait froidement à leur arrivée à la gare de Guelma. Tant de massacres et de morts, si bien qu’on disait (on le dit toujours dans le milieu des vieux) après ces massacres, que celui qui n’a pas été tué le 8 mai 1945 ne mourra jamais ! » Il nous raconte une autre anecdote non moins significative : « On nous a donnés, à nous les cheminots, un laissez-passer et, portant un brassard, nous pouvions ainsi circuler en ville. Alors, je devais aller au marché faire les courses pour mes voisins. Des courses ? C’était juste pour aller acheter des fèves. Les colons ordonnaient à certains Algériens, marchands de fruits et légumes, d’aller chercher les fèves. Les Français et les juifs se servaient les premiers et certains d’entre eux ne payaient même pas un sou. Je suivais la file, et c’est un chef de train, Frankie, un Maltais, que je trouvais en train de picoler, qui intervenait pour qu’on me remplisse le couffin, sinon les autres colons me le refusaient. J’achetais 10 à 15 kg. C’est ainsi que nous avions pu survivre. »
A. Boumaza

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