mardi 6 novembre 2007

Les derniers rescapés

Les derniers rescapés, profondément marqués par l’horreur, ne peuvent oublier. Le souvenir de la macabre sauvagerie est toujours vivace chez Ahmed Acid, Aïssa Cherraga et Lakhdar Taarabit, qui ne veulent pas pardonner lorsqu’il s’agit, disent-ils, d’un génocide aussi effrayant mis en œuvre et efficacement exécuté.
Avec l’avènement du 60e anniversaire, ces octogénaires, qui font partie du dernier carré des survivants, estiment qu’ils doivent partager et expliquer aux différentes générations l’histoire de ce crime perpétré à l’encontre d’un peuple assoiffé de liberté. Avant de revenir sur un complot tramé contre le peuple algérien, il est important, disent-ils, de rappeler sommairement le climat moral et politique qui précède la tragédie. La presse colonialiste, porte-parole des colons, a exercé un rôle des plus néfastes, créant un courant d’opinion publique favorable à une terrible répression. Le 8 mai, qui a accéléré le processus de déclenchement de la glorieuse Révolution de novembre, était, d’après nos interlocuteurs, inévitable, eu égard à la désastreuse situation économique, sociale et politique prévalant à cette époque. A ce propos, Ahmed Acid (87 ans) révèle : « La situation économique des Algériens est des plus critiques. Les inégalités dans la distribution du ravitaillement sont flagrantes. Pour quelques kilogrammes (environ 8 kg) d’orge distribués mensuellement à chaque habitant des campagnes, les colons recevaient pour chaque tête d’animal plus d’un quintal d’orge. Cette sous-alimentation a engendré la famine, qui a emporté des milliers d’Algériens, alors que le cheptel des colons est mieux nourri et préservé contre toute épidémie. » Pour briser le mouvement national incarné par Messali Hadj, le pouvoir colonial a, en réponse aux résolutions du congrès des Amis du manifeste et de la liberté (AML), qui a réaffirmé en mars 1945 sa volonté de lutter pour un Etat algérien, avec son parlement, son gouvernement et ses couleurs nationales, selon Lakhdar Taarabit, préparé le scénario de cette fusillade à grande échelle. Pour étayer ses propos, le militant du PPA et un des organisateurs de la célèbre marche du mardi noir revient sur la mésaventure de Ferhat Abbas, qui a été arrêté avec le docteur Saadane dans le salon d’attente du gouverneur d’Alger, le 8 mai 1945 à 10h 30, au moment où ils s’apprêtaient à présenter au nom de l’AML leurs félicitations au représentant de la France. « Libéré le 16 mars 1946, Ferhat Abbas n’a eu vent du drame vécu par son peuple que deux semaines après son attestation », enchaîne le vieux Taarabit qui se remémore : « Il faut préciser que la première marche a eu lieu le 1er mai. Nous avons donné instruction à nos militants de défiler à côté des syndicats affiliés au Parti communiste algérien (PCA). Les mots d’ordre avancés étaient basés sur l’indépendance du pays et la libération de Messali Hadj, qui faisait peur à la force coloniale, même en étant déporté à Aïn Salah puis à Brazzaville. Le 3 mai, nous avons été informés par la direction nationale de l’imminente défaite de l’armée nazie et qu’il fallait nous préparer à organiser, le jour de la victoire des alliés, une marche pacifique afin d’exprimer l’aspiration de notre peuple à l’indépendance. Le 8 mai, la foule s’est rassemblée en nombre devant la mosquée de Langar d’où devait s’ébranler le cortège. Nos militants redoublaient les appels au calme et insistaient sur le caractère pacifique de la manifestation. Pour prouver notre bonne foi, des louveteaux scouts ont été placés à la tête du cortège. Nos bonnes intentions ont été accueillies par le feu des policiers, qui se sont énervés à la simple vue de l’emblème national confectionné la veille par Doumbri Aïssa à l’aide des tissus offerts par Bachir Amroune et Mohamed Fettache. L’infructueuse tentative du sanguinaire commissaire Olivieri, qui a voulu confisquer le drapeau, a accentué son indescriptible hystérie, qui s’est soldée par l’assassinat, à bout pourtant, du jeune Bouzid Saâl. Ce meurtre a galvanisé les marcheurs. Une main d’un militant reprend le drapeau. Un autre manifestant, Khalfi Khier, est, quelques mètres plus loin, abattu. C’est l’embrasement. Les gens qui couraient dans tous les sens avaient du mal à éviter les balles des policiers. » Le compagnon de feu Abdelhamid Benzine, Belaïd Abdeslem, Mhamdi Salah, Hacène Belkhired, Taklit Tayeb, Torche Mohamed, Bella Belkacem (dit Hadj Slimane), Cherfaoui et d’autres concepteurs de la marche du 8 mai, préparée dans le cercle de la Jeunesse musulmane algérienne (JMA), revient en détail sur la répression et les tortures subies par la population et tous les hommes arrêtés qu’ils soient impliqués ou non dans la manifestation : « Tout au long de la journée, les colons continuèrent leurs provocations, allant jusqu’à mutiler un Français connu pour ses sympathies pour les Algériens. De notre côté, nous avons continué à appeler au calme. A ce titre, il a fallu plus de trois heures au comité local dirigé par Si Mahmoud Guenifi et Maïza Noureddine pour calmer un millier de paysans et de militants de Beni Fouda venus venger les morts. Ils réclamaient, en outre, l’organisation de la résistance armée. Nos appels au calme n’ont hélas obtenu que les atrocités et les arrestations collectives. Pour ma part, j’ai été arrêté le 12 mai pour le motif de “participation à la manifestation et membre actif d’une organisation clandestine et hors la loi”. Pour nous extorquer des informations, nous avons connu les pires sévices de la torture... » Ahmed Acid (87 ans, un scout ayant participé à la marche, est arrêté le 12 mai 18945 pour atteinte à la souveraineté intérieure de l’Etat) prend le relais : « Nous avons été conduits vers les caves de la citadelle où étaient auparavant parqués les prisonniers italiens.
Dans les caves de la citadelle
Dans ces lieux infects, plus de 2000 détenus ont été entassés comme des rats. Nous nous mettions debout pour avoir de l’espace. Le capitaine Person, le tortionnaire du camp, a, avec les pratiques héritées du nazisme, déshumanisé des lieux où on avait à manger en 24 heures qu’un infâme morceau de pain de 25 à 30 grammes. La famine et l’épidémie du typhus ont fait beaucoup de décès. A cause de cette horreur, il y avait des morts vivants, de véritables squelettes qui titubaient jusqu’au moment où ils tombaient et restaient là dans le trou avant qu’on ne les ramasse. Des chiens affamés, les prisonniers italiens et les légionnaires se sont eux aussi mis de la partie. Cependant, cette pénible épreuve a cimenté les liens entre les Algériens, soutenus par mon ami Abdelhamid Benzine, Belaïd Abdeslem, Tayeb Taklit, qu’on appelait au cercle de la JMA, “le groupe des étudiants”. » En abordant le volet des cellules individuelles, l’ancien scout lance un grand soupire : « Les prisonniers envoyés par centaines aux chambres individuelles situées au-dessous du bureau de la place (2e bureau) n’ont pas eu la même chance. Ils périrent presque tous. Les plus chanceux, extirpés du trou des mois plus tard, sortent avec de graves troubles et séquelles psychiques et physiques. » L’octogénaire, qui se souvient de menus détails, insiste sur un autre fait important : « La foudroyante répression n’a pas empêché les scouts que nous étions à déposer les gerbes de fleurs au monument aux morts, et ce, sous le son du clairon tenu par Segheir Sabri qui a tenu tête à la bastonnade. » Aïssa Cherraga (85 ans), ayant été désigné par le parti comme le porteur du drapeau national, abonde dans le même sens : « Les intimidations proférées à l’encontre de responsables locaux du parti chargés par la direction nationale d’organiser et d’encadrer la marche n ’ont pas empêché les Algériens avides de liberté d’exprimer à travers cette marche qui s’est transformée en un effroyable cataclysme leur aspiration à l’indépendance. La sanglante réponse des forces coloniales ne s’oublie pas du jour au lendemain. Les plaies et les fosse communes creusées à Aïn Roua, Beni Aziz, Sétif, Amoucha et Aftis (Bouandas), où sont enterrés des milliers de martyrs, hantent de jour comme de nuit nos esprits marqués par tant de souffrances et de mutilations. En parlant du carnage de Bouandas, on doit savoir que l’oued Aftis et les grottes de la région ont emporté à jamais plus de mille corps des meilleurs enfants de ce généreux peuple. L’on ne doit pas non plus passer sous silence l’abject crime de la veuve Fabrer qui a, avec la complicité de l’armée française, découpé le corps de Smara Lahcène à la ferme Sebta (située à 15 km de Aïn El Kebira), puis servi comme menu à des chiens affamés des jours durant. On ne peut énumérer tout le mal fait à un peuple n’ayant pourtant demandé que son indépendance... » Abdelhamid Salakdji, président de la fondation du 8 Mai 1945, résume en quelques mots les sentiments des rescapés du carnage : « Ce génocide froidement programmé et ratifié au plus haut niveau ne peut demeurer éternellement impuni. La France, l’unique responsable de ce crime collectif, doit emboîter le pas à l’Allemagne et au Japon, qui ont pour les abominables crimes perpétrés lors de la Seconde Guerre mondiale demandé pardon. Et c’est par un tel geste qu’on pourra tourner la page. »
Kamel Beniaiche

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