mercredi 26 décembre 2007

La répression de mai 1945 dans le Constantinois

Le 8 mai 1945, le groupement des Amis du manifeste et de la liberté (AML) et le Parti du peuple algérien (PPA), clandestin, organisèrent des manifestations strictement pacifiques à travers toute l’Algérie pour associer les Algériens à la célébration de la victoire de la démocratie, tant attendue en Europe. Ils voulaient aussi montrer à la France victorieuse et aux Alliés que le peuple algérien était attaché à la liberté, comme d’ailleurs tous les peuples. Ils brandirent, au milieu des drapeaux alliés, des pancartes et des banderoles pour rappeler qu’ils attendaient l’application de la charte de l’Atlantique, conformément à toutes les promesses solennelles des libérateurs, répétées tout au long de la Seconde Guerre mondiale. Ils croyaient fermement que la fin du colonialisme était imminente.

À Sétif, le matin du 8 mai 1945, 7 000 à 8 000 manifestants avançaient sans incident. Tout se passait bien. Mais, au niveau du café de France, l’intervention de la police, qui avait reçu des ordres pour s’emparer du drapeau algérien et des banderoles, provoqua l’émeute. Des coups de feu furent tirés. Le porteur du drapeau algérien fut mortellement touché. Saisis de panique, les manifestants affolés se dispersèrent. Algériens et Européens s’enfuirent. Les Européens rencontrés furent agressés, souvent horriblement mutilés. Les premières victimes européennes innocentes étaient très estimées des Algériens. À 9 heures 30 minutes, les gendarmes intervenaient. Les tirailleurs, consignés depuis 5 heures du matin, arrivèrent et ouvrirent le feu. L’armée, la police et la gendarmerie sillonnaient les quartiers de la ville. Les colons étaient déjà organisés en milices armées.

Dans l’après-midi du 8 mai, jour du marché hebdomadaire, les ruraux, fellahs et commerçants, qui étaient à Sétif, et les émissaires racontèrent l’émeute et la répression aux populations rurales autour de Sétif et de Kherrata.

Au même moment, le 8 mai, dans l’après-midi à 17 heures, une autre manifestation pacifique était organisée, à Guelma, ville située à 180 kilomètres à l’est de Sétif, où le mardi était, aussi, un jour de marché hebdomadaire. Arrivé au centre-ville, le cortège fut arrêté par le sous-préfet Achiary qui tira le premier coup de feu en l’air et, en même temps, des policiers et des gendarmes tirèrent sur les manifestants qui, pris de panique générale, s’enfuirent. Le couvre-feu fut décrété à 21 heures. La milice créée sur l’initiative du sous-préfet Achiary entrait rapidement en action.

Une impitoyable répression s’ensuivit à Sétif, Guelma et Kherrata, autour de ces trois villes et dans tout le Nord Constantinois[1].

La répression militaire

Le 7 mai, le général Henry Martin, commandant le 19e corps d’armée, avait adressé un télégramme spécial à tous les généraux dans lequel il rappelait les précautions à prendre à l’occasion des cérémonies de l’armistice et il demandait le renforcement de l’intervention militaire. Le 8 mai, il avait sollicité du gouverneur général une dérogation afin d’employer des engins à grande puissance.

Le 9 mai, le régime de l’état de siège fut décrété. Le gouverneur général chargea l’autorité militaire de rétablir l’ordre. Les sources militaires précisent que dès l’annonce de la moindre agitation et des premières attaques des insurgés, chars, artillerie, aviation et marine entrèrent en action « rapidement, énergiquement et efficacement »[2]. À partir du 11 mai, toutes les agglomérations étaient dégagées et les insurgés, effrayés, refoulés vers les montagnes. Mais les opérations militaires ne cesseront, officiellement, que le 8 juin. Le 14 mai 1945, la direction de la sécurité générale concluait à la suite des télégrammes et des rapports quotidiens : « Il est permis de se demander quelle aurait été l’étendue du désastre si la répression n’avait pas été immédiate, énergique et sévère. »[3] Cette répression avait dépassé toutes les limites.

Dans le compte rendu de l’enquête qu’il avait effectuée dans la région de Sétif et de Kherrata, Roger Esplaas, rédacteur au journal Liberté, se montrait bouleversé par « le caractère impitoyable de la répression aveugle et féroce » : « La région Nord de Sétif n’est plus qu’un vaste cimetière »[4], écrivit-il dans une note adressée le 5 juin 1945 au général Tubert, président de la commission d’enquête. Cette commission qui avait reçu l’ordre de revenir à Alger n’avait pas pu enquêter sur la répression à Guelma. C’est, sans doute, dans le but de ne pas révéler les abus et les excès de cette répression que cette commission fut avisée de cesser d’enquêter le 26 mai 1945 à 19 heures. À cette date, la forme et la dimension de la répression n’étaient donc pas connues. Plusieurs sources confirment les exécutions sommaires. « Tout Arabe non porteur de brassard est abattu. »[5]

Il y a eu des fusillades en masse :

Le 11 mai à 10 heures un berger de 13 ans est assassiné dans la plaine de Bazer par un militaire venant en auto blindée. Plus loin, un vieillard est abattu dans la même plaine. Trois tentes de nomades sont mitraillées au total dix cadavres, la plupart des femmes et des enfants.[6]

Dès le 8 mai, la marine entra en action. Des troupes et des groupes armés de fusiliers marins furent débarqués à Bougie (Béjaïa) et dans la région de cap Aokas. Toute la région comprise dans le triangle géographique Bougie-Djidjelli (Jijel) et Kherrata fut bombardée de jour et de nuit. Les croiseurs Duguay-Trouin et Le Triomphant effectuèrent plusieurs tirs sur tous les points où des groupes humains avaient été signalés. Le 9 mai à 22 heures, le croiseur Duguay-Trouin tira 70 coups avec usage de projecteurs pour dégager la route Bougie-Djidjelli, et le 10 mai au crépuscule, 23 coups réels de 155 furent tirés dans la région de Tichi et Aokas[7].

L’aviation entra en action, aussi, dès le 8 mai, dans le même secteur, et dans toute la région comprise entre Sétif et la mer, et autour de Guelma. Officiellement, « 44 mechtas ont été bombardées ou incendiées »[8].

C’est dans la région de Guelma, dans ses abords immédiats et autour de tous les centres et les villages de cette région que les bombes et les tirs à la mitrailleuse de l’aviation firent le plus grand nombre de victimes. Trente avions (12chasseurs bombardiers A24, 12 bombardiers moyens B26 et 6 P39)[9] bombardèrent et mitraillèrent pendant quinze jours les régions de Sétif, Guelma et Kherrata.

Dans une lettre datée du 28 juin 1945 et interceptée, on peut lire :
[...] entre Sétif et le pays, également on ne peut circuler, il y a des tirailleurs sénégalais qui tirent sur tout passant comme le cas s’est produit à Ait Saïr. Dans ce dernier village on a brûlé des gens, qui avaient tué le garde forestier, et incendié plus de vingt maisons. Si le troupeau sort il est mitraillé et la maison brûlée. À Sétif, il est interdit aux gens de sortir et si l’un d’eux s’y hasarde il est arrêté et passé au poteau.[10]

Les témoins algériens rescapés sont toujours traumatisés par les excès de la répression militaire aveugle et impitoyable, et cela est confirmé par les différentes sources. Militaires et gendarmes se sont distingués par les exécutions sommaires, mais ce sont les légionnaires, les Tabors marocains et surtout les Sénégalais qui non seulement ont tué partout mais aussi violé et pillé. Des innocents furent brûlés vifs, notamment à Guelma. Des militaires aidèrent les miliciens à l’incinération des corps dans des fours à chaux situés à sept kilomètres au nord de Guelma.

Devant les nombreuses plaintes des parents des victimes et des milieux musulmans, le ministre de l’Intérieur donna des instructions et le gouverneur général ordonna au tribunal militaire de Constantine « une information judiciaire générale sur les exécutions illégales, les représailles individuelles ou collectives... »[11].

À partir du 10 janvier 1946, l’hebdomadaire Liberté établit et publia des listes de personnes disparues et, malgré l’ouverture, effectivement, d’informations judiciaires, il n’y avait aucune trace de toutes les personnes disparues. Tous les rapports de la police de Guelma que nous avons consultés et ayant pour objet : « Disparition de personnes au cours des événements de mai » précisent que « toutes les recherches effectuées dans les archives de la police, à la prison civile et à la gendarmerie étaient demeurées infructueuses ».[12]

À Kherrata, une autre pratique de la répression frappe toujours les témoins algériens, anciens condamnés, libérés en 1962. En plus de l’action énergique de l’artillerie, de la marine et de l’aviation, un détachement militaire continua de chasser les insurgés dans les gorges qui s’emplirent de cadavres. Des innocents furent jetés morts ou vifs dans des crevasses profondes. C’est à l’entrée de ces gorges que la Légion étrangère grava dans le roc, en face du premier tunnel en sortant de Kherrata, l’inscription suivante : « Légion étrangère 1945 ». Cette inscription, qui existe toujours, rappelle aux habitants de la région et aux visiteurs, la cruauté et les horreurs de la répression.

Dans une lettre datée du 27 mai 1945 et adressée au général Tubert, une Française de Sétif, épouse d’un capitaine en retraite, écrivit :

[...] au moment où j’ai fait ces déclarations je ne connaissais pas encore les terribles représailles exercées dans les campagnes. Assez de haines ! Réconcilions-nous.[13]

Devant l’ampleur de la répression, les caïds et leurs collaborateurs sillonnèrent les régions de Sétif, Guelma et Kherrata et demandèrent aux populations qui s’étaient enfuies dans les montagnes, de se livrer aux autorités, annonçant que ces dernières avaient décidé une amnistie générale.

Le 15 mai 1945, des cérémonies de soumission furent organisées à Sétif, à Laverdure près de Guelma et à Kherrata. Le mardi 22 mai une autre cérémonie fut organisée à Melbou, à 26 kilomètres de Kherrata sur la route de Djidjelli. Après le discours et l’humiliation, la puissance militaire fut exhibée. Douze avions de chasse survolèrent la plage, l’artillerie et quatre bâtiments de guerre lancèrent des obus sur les montagnes et les crêtes.

Enfin, 40 000 hommes bien encadrés et bien préparés aux opérations militaires, dotés d’armement collectif et d’engins à grande puissance menèrent une véritable guerre aux insurgés et aux tribus apeurés qui s’étaient enfuies dans les montagnes.

Représailles de la police et crimes des miliciens

Dès le 8 mai 1945, des milices furent officiellement constituées par les autorités locales. Les Européens avaient, au début, organisé leur propre défense, et participèrent, dans un deuxième temps, à la répression menée par l’armée et la police dès que le danger de la révolte fut écarté après l’intervention rapide des renforts militaires. Le général Tubert n’a jamais cessé d’évoquer, durant toute sa vie, les excès de la répression menée par les groupes de colons armés qui « s’arrogeaient le droit de juger et de fusiller »[14]. Il regretta que le général de Gaulle se soit « opposé à ce que la lumière soit faite »[15] sur la répression et il précisa que « les massacres de Sétif restent impardonnables »[16].

Le commissaire Bergé, chef du service de la police judiciaire à la direction de la sécurité générale rédigea deux rapports d’enquête, le 30 mai et le 17 juin. Ces rapports donnent beaucoup de précisions sur les arrestations en masse organisées par la police et la gendarmerie, surtout à Guelma, où son enquête a été effectuée à partir du 23 mai ; il y dénonce les détenus entassés qui étaient réclamés et portés disparus et les crimes des miliciens qui se « vantaient d’avoir fait des hécatombes » ; il cite « de nombreux charniers » visibles « le long des routes »[17].

Les interventions parlementaires à l’Assemblée constituante, en 1946, notamment celles de Mohamed Chouadria, Fernand Grenier, Pierre Fayet et José Aboulker dénoncèrent aussi les terribles représailles, les exécutions sommaires et les fusillades.
Les noms de tous les miliciens qui ne parlaient que de vengeance à assouvir, encouragés par des meneurs, accusés de meurtres et de crimes sont connus, cités dans des rapports et publiés dans l’hebdomadaire Liberté[18]. Bien après la cessation des opérations militaires, des miliciens par groupes, exécutèrent sans jugement des innocents. Même dans les agglomérations où aucune agitation n’avait été signalée, les miliciens fusillèrent, souvent en présence des militaires et des policiers. C’est à Guelma que les différentes sources citent le plus grand nombre de victimes innocentes et aucune trace des disparus n’a été conservée dans la prison et les différents lieux de détention. Tous les dossiers des disparus furent clos. Les corvées de bois étaient très fréquentes. Les excès et les crimes impardonnables des miliciens furent camouflés par l’incinération des cadavres dans les fours à chaux. Cette répression ne suffit pas aux colons[19] qui demandèrent une répression judiciaire sévère.

La répression judiciaire

Officiellement, à la date du 29 juin 1945, 7 400 arrestations avaient été opérées, non seulement dans le Constantinois mais aussi dans les départements d’Alger et d’Oran[20]. Le tribunal militaire de Constantine fut chargé de la répression judiciaire et siégea en permanence :

Les accusés étaient inculpés en vertu des articles du code pénal qui vise les assassinats, les viols, les incendies volontaires, les pillages, les vols et la détention des armes et de matériel de guerre.[21]

D’après les chiffres officiels, les tribunaux militaires jugèrent 3 511 inculpés pour seulement 696 affaires saisies. À peine un an après les événements, les jugements suivants furent rendus : 952 ordonnances de non-lieu, 460 arrêts d’acquittement, 1 885 condamnations dont 151 à mort. Vingt-huit condamnés furent exécutés. Les tribunaux militaires furent saisis d’autres affaires : 948 affaires d’assassinat ou de complicité d’assassinat, 128 affaires d’incendies volontaires, 1 098 affaires de pillage[22].

Cette répression judiciaire particulièrement sévère explique, paraît-il, le suicide du colonel chargé d’assumer les fonctions de commissaire du gouvernement près le tribunal militaire de Constantine. Ce suicide fut rapidement connu partout à travers l’Algérie. À Oran, par exemple, il fut l’objet de plusieurs commentaires, notamment chez les communistes. D’après un rapport, ce suicide.

fait suite aux longues explications qui lui auraient été demandées par le ministre de l’Intérieur [...] et s’explique par la crainte de l’intéressé d’avoir à répondre un jour de la répression menée contre les musulmans dans le Constantinois et d’être sévèrement châtié.[23]

Le prêtre qui confessa ce colonel avait déclaré à Ferhat Abbas, arrêté depuis le 8 mai à 10 heures 30 minutes et inculpé d’atteinte à la sûreté intérieure et extérieure de l’État : « La haute conscience de cet officier lui interdisait d’ajouter à tous les crimes dont il a été témoin celui de poursuivre et de faire condamner des innocents. Il a préféré se supprimer. »[24]

Quant à la défense, le bâtonnier de l’ordre des avocats du barreau d’Alger, maître Groslière avertit ses collègues que le conseil de l’ordre estimait « éminemment souhaitable que les confrères du barreau n’acceptent pas d’être désignés autrement que d’office »[25].

Ferhat Abbas écrivit : « Une justice de race était rendue sans ménagement. À Constantine, des corps de fellahs exécutés étaient transportés au cimetière et abandonnés, sans être inhumés. »[26]

La justice était-elle rendue aux deux communautés, musulmane et européenne ? Les miliciens étaient-ils inquiétés ?

Pendant que les tribunaux militaires siégeaient en permanence, l’hebdomadaire Liberté révélait des carences : « Un haut fonctionnaire a fait fusiller, arroser d’essence et brûler des musulmans sans aucun jugement et au lieu d’être en prison, il vient d’être décoré de la légion d’honneur. »[27] À la « une » du journal Liberté du jeudi 24 janvier 1946, Louis Rives écrivit : « Au rendez-vous des assassins, les cent seigneurs fêtent la croix du tueur [...] pour fêter la légion d’honneur du tortionnaire Achiary. »

En effet, une note du secrétaire général du gouvernement général demandait au directeur du cabinet du gouvernement d’attribuer des « récompenses aux fonctionnaires, agents ou particuliers du département de Constantine qui s’étaient distingués par leur courage, leur loyalisme et leur dévouement à l’occasion des événements ». Cette note précisait que « ces récompenses étaient de trois ordres » : « des distinctions honorifiques, des qualifications en espèces et des lettres de félicitations »[28]. L’impitoyable répression a inscrit dans la mémoire des Algériens les trois noms de villes : Sétif, Guelma et Kherrata.

Les pertes humaines

Les victimes européennes

Les déclarations officielles font varier le nombre des victimes européennes entre 88 et 103 tués[29]. À la date du 18 juillet 1945, le ministre de l’Intérieur annonça 88 tués et 150 blessés[30] en précisant l’appartenance des victimes aux divers milieux socio-économiques et professionnels. Le rapport Tubert déclare 103 victimes[31]. Les sources militaires citent, le 30 juin 1945, 102 victimes et 110 blessés avec répartition par commune et par profession[32].

Pour toutes ces victimes, des listes officielles, partielles et souvent avec des précisions de « diagnostics et mutilations ayant entraîné la mort » furent établies[33] ; des déclarations et des avis de décès furent publiés dans la presse locale.

Les victimes algériennes

Il est toujours impossible d’en connaître le nombre exact. Plusieurs difficultés gênent encore les calculs à savoir entre autres :
- la tendance des autorités locales, des policiers, des gendarmes et des militaires à minimiser au maximum leurs responsabilités et l’ampleur de la répression et des représailles ;

- les décès n’ont pas été enregistrés et les disparus n’ont jamais été retrouvés (certains avaient quitté le Constantinois et seraient comptés parmi les morts) ;

- beaucoup de mariages et de naissances n’étaient pas inscrits à l’état civil notamment parmi les ruraux et les tribus nomades très nombreuses qui s’étaient déplacées vers le Nord Constantinois suite à la sécheresse et aux problèmes économiques durant toute la période de la Seconde Guerre mondiale ;

- il est impossible de chiffrer les victimes de la marine et, surtout, de l’aviation. Les rebelles ont été mêlés aux populations apeurées et effrayées qui ont fui les villes, dès le 8 mai.
Voilà pourquoi, nous ne pouvons parler encore que d’estimations.

Le ministre de l’Intérieur cite officiellement, le 18 juillet 1945, les estimations minimales et affirme que « le total des victimes musulmanes ne doit pas dépasser 1 200 à 1 500 »[34]. Pierre Fayet, député d’Alger, situait ses estimations entre 15 000 et 20 000 victimes[35]. Colette et Francis Jeanson annoncent 20 000 victimes comme estimations « officialisées »[36].

Ferhat Abbas déclara le 23 mai 1945, dans un discours à Saïda, 20 000 morts[37]. Ce chiffre est confirmé par l’Union démocratique du manifeste algérien (UDMA), en 1948[38]. Le journal El Djoumhouria El Djazairia-El Moussawat (« La République algérienne-Égalité ») du 27 août 1948 cite comme « chiffre officieux » celui de 30 000 victimes.

Le consul américain d’Alger parla de 35 000 morts[39]. En 1962, Ferhat Abbas écrivit : « Les Algériens furent massacrés par dizaines de milliers. »[40]

Dans une déclaration publiée dans le journal égyptien El Kotla (« La masse »), le roi du Maroc cita, en mai 1945, 35 000 victimes[41]. Dans un tract mis en circulation à Alger dès le 30 mai 1945, on peut lire : « Souviens- toi du massacre de mai 1945 où 40 000 de tes frères et sœurs ont été sauvagement assassinés. »[42]

En mai 1947, Chadli El Mekki cita, dans le journal cairote El Kotla, 40 000 morts[43].

Le journal algérien El Manar (« Le phare ») cite le même chiffre[44]. À la « une » du troisième numéro du 4 mai 1951, son directeur Mahmoud Bouzouzou déclara 45 000 victimes. C’est ce chiffre qui sera retenu par le PPA et sera désormais inscrit dans la mémoire collective des Algériens. Il semble être lié à l’année 1945. En mai 1946, El Ouartilani publiait dans le journal égyptien El Ikhwan (« Les frères ») un document, parmi trois manifestes adressés aux cinq grandes puissances, et déclarait 60 000 victimes[45].

Les orphelins

Nous ne pourrons sans doute jamais connaître le nombre précis de ces innocents dont les parents ont été tués. Ils avaient échappé aux bombardements et aux fusillades et ceux qui n’avaient pas été retrouvés à temps pour être recueillis et secourus erraient encore dans les champs durant l’année 1946. À la date du 20 août 1946, le préfet de Constantine déclara qu’il y avait « 1 370 orphelins dont 19 sans famille et cinq d’entre eux complètement abandonnés », 600 orphelins pour l’arrondissement de Sétif dont cinq sans famille à Chevreul (Arbaoun-Béni-Aziz)[46]. Le 6 août 1946, La Dépêche de Constantine signala 30 orphelins de la commune mixte de Takitount (Kherrata, Chevreul et Perigotville). Le 20 septembre 1946, le gouverneur général déclara 19 orphelins de père et de mère non recueillis, 642 orphelins recueillis par la mère et 709 orphelins recueillis par d’autres parents. Le 17 septembre 1946, 15 orphelins de Chevreul furent accueillis à la gare d’Oran par plus de 800 personnes. Un cortège de 1 000 Algériens les accompagna à travers la ville[47].

Tous ces orphelins furent donc retrouvés très tardivement et leur situation fut l’objet d’inquiétudes du Comité d’initiative pour l’amnistie aux détenus politiques et de diverses personnalités représentantes d’organisations politiques culturelles et sportives. Le ministre de l’Intérieur et le gouverneur général furent saisis.

Conclusion

Le choc de la répression marqua durablement les Algériens. Il était ineffaçable. Après la peur, les malheurs et le deuil, la haine grandit et laissa place au désir de vengeance. Dès l’été 1945, des maquis furent créés. Désormais, les Algériens n’avaient plus rien à perdre dans un soulèvement généralisé bien préparé. Les mesures répressives prises à l’encontre des nationalistes, après mai 1945, aiguisaient encore davantage la conscience des partisans de l’action armée. C’était le commencement de la fin de l’« Algérie française ».

Le hasard voulut que les Algériens, encore en deuil, apprennent, le 7 mai 1954, la défaite française de Điện Biên Phủ, le jour de la commémoration du neuvième anniversaire du massacre du 8 mai, proclamé depuis 1945, jour de deuil. Les Algériens attendaient, depuis mai 1945, ce moment de faiblesse militaire de la France et, moins de six mois après, l’insurrection fut déclenchée le premier novembre ; elle débouchera, sept ans plus tard, sur l’indépendance.


[1] Voir Boucif Mekhaled, Chroniques d’un massacre, 8 mai 1945, Sétif, Guelma, Kherrata. Paris : Syros-Au Nom de la Mémoire, 1995, 250 p. Voir aussi notre thèse : Les événements du 8 mai 1945 à Sétif, Guelma et Kherrata, Institut d’histoire des relations internationales contemporaines (IHRIC), Université de Paris I - Panthéon-Sorbonne, 1989, vol. I et II, 724 p.

[2] Voir Jean-Charles Jauffret (dir.), La guerre d’Algérie par les documents. T. I : L’avertissement, 1943-1946. Vincennes : Service historique de l’armée de terre (SHAT), 1990, 550 p.

[3] Archives d’Aix-en-Provence (AAP), 9H51.

[4] Archives nationales de Paris (ANP), rapport du 5 juin 1945, 72 AJ 589-IV 39.

[5] Ibid., rapport Michel Rouzé du 12 juin 1945, 47 p., 72 AJ 589-IV 40.

[6] Voir Liberté, 3 janvier 1946, n° 134.

[7] Compte rendu d’opérations, bord 14 mai 1945-1TTY n° 229, in J.-C. Jauffret, op. cit., p. 339.

[8] Adrien Tixier, Après les troubles du département de Constantine (mai 1945), un programme de réformes pour l’Algérie, discours prononcé à la tribune de l’Assemblée consultative le 18 juillet 1945. Paris : Éditions de la Liberté, 1945, p. 15.

[9] Archives de Vincennes (AV), Service historique de l’armée de terre (SHAT), 1H1726, cité par J.-C. Jauffret, op. cit., p. 335.

[10] AAP, 9H51.

[11] A. Tixier, op. cit., p. 14.

[12] AAP, 9H51-B3.

[13] ANP, 72 AJ 589-III 14.

[14] Ibid., VI 2.

[15] Ibid., IV 51.

[16] Ibid., VI 2.

[17] AAP, insurrection de Guelma, 17 juin 1945, 9H44.

[18] Voir Liberté, 3 janvier 1946, n° 134 ; 17 janvier 1946, n° 136 ; 21 février 1946, n° 141 ; 7 mars 1946, n° 143.

[19] ANP, rapport n° 5240 du 18 mai 1945, 72 AJ 589-IV19.

[20] A. Tixier, op. cit., p. 17. Voir aussi Écho d’Oran, 30 juin 1945, n° 25 720.

[21] A. Tixier, op. cit., p. 17.

[22] G. Gine, conférence du 16 juin 1947 au Centre des hautes études d’administration musulmane (actuellement Centre des hautes études sur l’Afrique et l’Asie modernes), p. 31, AAP, 10 APOM 588.

[23] AAP, rapport n° 1330 du 21 février 1946, 9H51.

[24] Ferhat Abbas, Guerre et révolution d’Algérie. T. I : La nuit coloniale. Paris : Julliard, 1962, p. 156.

[25] Charles-André Julien, L’Afrique du Nord en marche. Nationalismes musulmans et souveraineté française. Paris : Julliard, 1972, p. 158-264 : « Proposition dont le ministre de l’Intérieur saisit le garde des sceaux en raison de son caractère “inadmissible”. »

[26] F. Abbas, op. cit., p. 157.

[27] Liberté, jeudi 3 janvier 1946, n° 134.

[28] AAP, note du 20 février 1946, 9H 51.

[29] Voir B. Mekhaled, « Hassilat ahdath etthamine may 1945 » (« Bilan des événements du 8 mai 1945 »), El khabar, 24 mai 1993, n° 781 et 25 mai 1993, n° 782.

[30] A. Tixier, op. cit., p. 8.

[31] ANP, rapport Tubert, p. 7, 72 AJ 589-VI2.

[32] AV, SHAT, 1H1728.

[33] ANP, 72 AJ 589-IV13 et IV13bis.

[34] A. Tixier, op. cit., p. 16.

[35] Robert Aron, Les origines de la guerre d’Algérie. Paris : Fayard, 1962, p. 139.

[36] Colette et Francis Jeanson, L’Algérie hors-la-loi. Paris : Seuil, 1955, p. 71.

[37] AAP, rapport du 24 mai 1946, 13H12.

[38] UDMA, Du Manifeste à la République algérienne. Alger : Imprimerie générale, 1948, p. 67-68.

[39] ANP, 72 AJ 589-IV49.

[40] F. Abbas, op. cit., p. 156.

[41] AAP, 29H39.

[42] Ibid., tract non signé, 13H12.

[43] Ibid., rapport du 2 juin 1947, 29H39.

[44] El Manar, 9 mai 1952, n° 3.

[45] AAP, rapport du 28 mai 1946, 29H39.

[46] Ibid., rapport n° 149 du 20 août 1946, 9H51.

[47] Ibid., rapport du 18 septembre 1946, 9H51.

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