jeudi 27 décembre 2007

Messieurs les colons ! Vengez-vous !


8 mei 1945, Guelma, Sétif, Kherrata..., le jour des massacres de 45.000 civils innocents, cette évocation macabre qui est intimement liée à la définition de l’acte sanglant qui n’est autre qu’un génocide, un crime contre l’humanité, perpétré par le colonialisme français au mépris de toute considération pour les valeurs humaines universelles.
A la même heure où fut signé l’armistice enterrant le totalitarisme nazi et fasciste, des balles meurtrières crépitaient dans nos villes pour abattre des manifestants dans des marches pacifiques, donnant ainsi le feu vert à la soldatesque coloniale, soutenue par des milices de colons européens, de commettre l’horrible carnage dans une « chasse à l’arabe » qui embrase nos régions, où on tira à vue. Les sinistres Achiary et Lestrade-Carbonnel avaient invité les Européens à participer aux massacres : « Messieurs les colons ! Vengez-vous ! ».


62 ans aprés, la France peine á prendre sa responsabilité devant ce crime commis contre le peuple Algerien, combien de temps attendrat elle encore?

mercredi 26 décembre 2007

Le 8 Mai 1945 vu par Les Echos de Guelma

Dans quelques numéros de Les Echos, l’Avenir de Guelma, une feuille de chou paraissant le samedi, qui nous ont été offerts par Maoui Khemissi dit Smaïn, les ayant amenés de Paris, nous pouvons lire des extraits édifiants sur l’écrit lui-même et sur cette triste période.

Dans le n°5 du 3 mars 1945, on annonce la prochaine venue du futur bourreau de dizaines de milliers de Guelmis, et pas n’importe quel bourreau : « Un décret paru au Journal officiel délègue M. André Achiary dans les fonctions de sous-préfet de Guelma. » Dans le n°7 du 31 mars 1945, on fait connaissance avec lui. Titre à la une : « M. A. Achiary, sous-préfet de Guelma, a pris possession de ses fonctions », suivi de ces lignes : « M. A. Achiary a pris officiellement ses fonctions de sous-préfet de Guelma mercredi 21 mars. (Il) a, à son actif, les meilleurs états de service. (Il avait eu à) diriger l’important service du contre-espionnage en Algérie. (Il) occupait à Paris le poste d’attaché au cabinet du directeur des Services spéciaux lorsque la confiance du gouvernement de la République l’a placé à la tête de notre arrondissement. » Manquent plusieurs numéros. Mais celui n°11 du 26 mai 1945, un titre à la une : « Heures douloureuses » reprend ce qui s’est passé le 8 mai, selon bien entendu les rédacteurs de Les Echos. On écrit ceci : « C’était le 8 mai. Une date dont vraiment on se souviendra.

Les Guelmois fêtaient la Victoire. Dans l’enthousiasme ! Un enthousiasme comme depuis de nombreuses années nous n’avions vu à Guelma. N’en avait-on pas fini avec la menace allemande ? Inconscients qu’ils étaient de celle toute proche qui planait sur eux, nos concitoyens, entièrement à leur joie, acclamaient sans cesse la France et de Gaulle. Ayant pris rendez-vous pour le bal populaire, ils se dispersaient, lorsqu’une forte colonne de nationalistes musulmans déboucha de la rue Saint-Louis. C’était le prélude à la tourmente qui allait s’abattre sur la région. Résolument, M. Achiary, sous-préfet, et M. Maubert, maire de Guelma, auxquels s’étaient joints M. Champ, adjoint, M. Garrivet, président de la France combattante, M. l’administrateur principal Imbert et M. le commissaire Tocquard se portèrent au-devant des manifestants. Ceux-ci tentèrent de forcer le barrage qui s’était instantanément formé et se trouvait peu après consolidé par les gendarmes, la brigade mobile et une section de tirailleurs.

Les manifestants furent dispersés, mais on comptait deux gendarmes, deux agents de la police d’Etat et un agent de la brigade mobile assez sérieusement blessés. Annulation fut faite des réjouissances qui devaient avoir lieu dans la soirée. La nuit se passa dans le calme, mais un calme précurseur d’orage. Il éclata le lendemain. Dès le mercredi matin, de forts rassemblements d’indigènes armés étaient signalés dans les environs et sur les routes les agressions contre les Européens commençaient. » « Les scènes de sauvagerie n’ont, à travers les âges, hélas, guère varié dans ce pays. » « L’attaque en force des fermes et des villages allaient bientôt suivre.
C’est alors que les autorités, conscientes du péril, décidèrent l’armement de la population européenne. Celle-ci, dans une claire vision du danger qui la menaçait, prit les armes qu’on lui offrait. La garde civique s’était, en quelque sorte, automatiquement constituée et avec elle l’union sacrée. Elle apporta jusqu’à l’arrivée des renforts un concours précieux à l’armée régulière, allégeant d’autant la lourde tâche de celle-ci. Le cadre de notre journal ne nous permet pas un récit détaillé des scènes de sauvagerie et de dévastation qui se déroulèrent dans nos campagnes. Elles n’ont, à travers les âges, hélas, guère varié dans ce pays.
Nous nous bornerons à donner la liste des malheureuses et innocentes victimes qui tombèrent sous les coups des émeutiers. » Suivent quelques noms de colons. Puis l’article reprend ainsi : « Dans cette odieuse soif de carnage et de destruction, digne des hordes hilaliennes, il y eut cependant des faits réconfortants, tels ces fellahs qui, au péril de leur vie, n’hésitèrent pas à cacher ou à prévenir leurs maîtres, ainsi que l’attitude loyale des tirailleurs indigènes qui, sans hésitation, firent entièrement leur devoir (...).

La coopération de l’aviation apporta une aide précieuse, mais la situation resta néanmoins sérieuse jusqu’arrivée jeudi, vers 16 heures, des premiers éléments blindés. Avec l’aide des volontaires, ils dégagèrent fermes et villages et ramenèrent à Guelma les rescapés de ces heures tragiques. Puis les renforts affluant, l’armée reprit rapidement le contrôle de toute la région. »
Dans le n°12 du 9 juin 1945 de cette feuille de chou, après le titre « Après les heures douloureuses », on peut lire ceci : « Le calme est revenu.... Les colons, répondant à la demande de M. le sous-préfet Achiary, ont regagné les centres créés par leurs pères... » Et également un entrefilet portant le titre de « M. le général Martin, commandant le 19e corps d’armée à Guelma », « Le 28 mai, M. le général Martin, commandant le 19e corps d’armée, accompagné de M. le général Duval, commandant la division de Constantine (...), est arrivé à Guelma. M. Marcel Lavie, délégué financier, exprima (au général Martin) avec énergie les désirs de la population et demanda notamment que la légalité soit au besoin défendue par la force. Il souligna au passage que c’était la France et non tel ou tel parti que les insurgés avaient voulu atteindre (...). » Un autre entrefilet fait ressortir qu’« une délégation de la population de Guelma ayant à sa tête M. Maubert, maire de la ville, s’est rendue le 29 mai à la sous-préfecture pour remettre à M. le sous-préfet Achiary une adresse de sympathie signée par 850 chefs de famille de Guelma et de sa région, (...) lui exprimant la reconnaissance inaltérable de ses administrés pour sa magnifique attitude pendant les journées d’émeutes ainsi que leur attachement à sa personne ».

Suit le contenu d’un « télégramme portant mention de cette adresse de sympathie (qui) a été d’autre part adressé au général de Gaulle ». Dans le n°14 du 7 juillet 1945, on lit à la une « Les événements du Constantinois, M. Adrien Tixier, ministre de l’Intérieur, à Guelma ».

Il y a aussi ceci : « Le ministre de l’Intérieur est accueilli à sa descente de voiture par M. Achiary, sous-préfet, M. Maubert, maire de Guelma, et le conseil municipal : MM. Lavie et Lakhdari, délégués financiers de Guelma ; M. le docteur Bendjelloul, membre de l’Assemblée consultative... » Le ministre fera une visite qui l’a conduit à travers cette région, principalement dans certains villages, à Lapaine (aujourd’hui Khezaras), Petit (aujourd’hui Boumahra Ahmed)... Puis « Le maire de Petit, Julia, présente au ministre, qui les complimente vivement, deux musulmans, Guita Larbi et Ben Amara Tahar, qui eurent durant les émeutes une attitude digne d’éloges. » Terrible ! Pas un seul mot sur les dizaines de milliers de morts.
A. Boumaza

The Massacre at Setif Algeria May 8th 1945

8 mai 1945, Tout contre l'oubli

Assassinat de Larbi ben Mhidi

Les Crimes contre l'humanité

Temoignage d'un soldat

test

Camps de concentration

Genocide Algerien

Jacque Vergés

En finir avec le mensonge par Mohamed Harbi

Comment expliquez-vous l’extrême violence de la répression pendant plusieurs jours consécutifs des manifestations du 8 mai 1945 ?

Dans « Les Damnés de la terre », Frantz Fanon constate que « le langage du colon quand il parle du colonisé est un langage zoologique ». Cette assimilation de l’homme à l’animal, assimilation caractéristique des situations de domination, qu’elle soit coloniale ou de classe, met la force brutale au centre des rapports humains, tout particulièrement dans les périodes de crise. L’utilisation de la force d’une manière ostentatoire, en mai 1945, trouve sa source dans le refus des Algériens de se soumettre. « Ce serait mal connaître cette race pétrie de fierté et d’indépendance que de s’imaginer qu’elle a irrémédiablement courbé le front sous le joug que nous lui imposons... » écrit, en 1900, Casteran, dans son ouvrage « L’Algérie française ». Quel remède alors ? L’égalité ? Sûrement pas. « Des aptitudes guerrières, poursuit Casteran, un goût de l’indépendance qui font partie de l’essence même de la race peuvent justifier des mesures rigoureuses et durables. » Ce sera ainsi jusqu’en juillet 1962, date à laquelle l’indépendance met fin à la violence de la haine et du mépris.

Pourquoi les nationalistes ont-ils choisi précisément la date du 8 mai 1945, jour de la victoire des alliés contre le nazisme ? Quel était leur objectif ?

Les nationalistes avaient déjà manifesté le 1er mai. Il s’agissait pour les Amis du manifeste et des libertés (AML), et principalement pour le Parti du peuple algérien (PPA), locomotive de l’alliance nationaliste, de montrer aux Américains, qui doutaient de leur influence politique sur le mouvement national et dans la classe ouvrière, leur force. C’est une des raisons pour lesquelles le cortège nationaliste, qui comprenait une pléiade de futurs ministres marocains (Abdelkrim Khatabi, Abdelkebir Al Fassi, Boucetta, Belabbès, Diouri) et tunisiens (Ahmed Mestiri, Driss Guiga), ne s’est pas fondu dans le cortège avec les communistes.

La manifestation du 8 mai 1945 avait, quant à elle, une autre signification, dont on retrouve la substance dans un tract des AML. Sa diffusion a été interdite par le préfet d’Alger. Pour le comité central des AML, il s’agissait de démontrer que le peuple algérien avait participé à « la victoire des démocrates sur le fascisme, l’hitlérisme, le colonialisme et l’impérialisme », et d’appeler à « l’amnistie générale de tous les détenus et internés politiques musulmans ». A ces mots d’ordre jugés modérés, le PPA voulait alerter l’opinion internationale sur le cas algérien et accélérer le processus de libération, en a préféré d’autres, l’indépendance de l’Algérie et la libération de Messali, consacré au congrès de mars 1945 par ses militants et malgré les nationalistes modérés « chef incontestable du mouvement national ». L’échec de cette stratégie ajoutera au drame et débouchera sur l’implosion des AML.

Pourquoi les manifestations ne se sont-elles concentrées pratiquement que dans le Constantinois ?

Après les incidents du 1er mai, qui ont fait des morts et des blessés à Oran et à Alger, les nationalistes du PPA se sont abstenus de demander aux Algérois et aux Oranais de défiler à nouveau le 8 mai. La mobilisation ne touchait que les autres centres du pays. Si cette mobilisation a acquis plus de visibilité dans le Constantinois, cela tient à plusieurs raisons : le rôle joué avec Bendjelloul, Abbas, Ben Badis et Lamine Debaghine dans l’histoire du mouvement national, l’émergence de la ville de Sétif, où réside Abbas, comme capitale du nationalisme. Il y a une troisième raison, et ce n’est pas la moindre, le clan qui, au gouvernement général, cherchait à briser l’essor du nationalisme, a trouvé dans le Constantinois, avec le préfet Lestrade Carbonnel et le sous-préfet André Achiary, les relais nécessaires à ses projets.

Quel rôle les différents mouvements nationalistes ont-ils joué dans ces manifestations populaires ?

Rappelons que, comme en 1870 et en 1914, les Algériens ont tenté de mettre à profit la conjoncture internationale pour se donner un Etat. Les uns, avec Abbas, voulaient un Etat autonome associé à la France. Les autres, avec Messali, un Etat indépendant orienté vers l’alliance avec les pays du Maghreb et du monde arabe, où venait de se créer une ligue des Etats. A cette divergence entre nationalistes sur les buts s’ajoute une divergence sur les moyens. Au PPA, les partisans d’une insurrection sont en nombre. En octobre 1940, une dizaine d’étudiants, dont Chawki Mostefaï et Mouloud Mammeri, s’étaient rapprochés sur cette base de ce parti. A cette période, selon le docteur Mostefaï, qui rejoindra le PPA et deviendra un de ses dirigeants, le docteur Lamine Debaghine estimait qu’« une insurrection qui échoue fait plus de mal que de bien ». Mais, en avril 1945, selon un témoignage que m’a donné Omar Oussedik, il l’estimait possible.
Debaghine n’a pas, de son vivant, démenti ce témoignage, confirmé, par ailleurs, par Djanina Messali Benkalfat. Le projet Debaghine a, de toute évidence, avorté avant d’être mis à exécution. Il est toutefois établi que le 8 mai 1945, le PPA voulait une manifestation pacifique avec un emblème qui deviendra plus tard le drapeau de l’Algérie. Il est également établi qu’une directive prescrivait aux manifestants de défiler sans armes et prouvé que cette directive n’a pas été unanimement respectée. Mais tout porte à croire que les organisateurs de la manifestation étaient dans l’incapacité de contrôler les réactions de la foule, même si les émeutes ont commencé à partir du moment où les autorités coloniales ont voulu, à Sétif, arracher le drapeau des mains de Bouzid Saâl. Ont ressurgi dès lors chez les ruraux les mots d’ordre qui ont caractérisé la résistance en 1830 ; « le djihad », la lutte contre les « infidèles », etc.

Comment est perçu le 8 mai 1945 dans la mémoire collective des Algériens ?

L’événement a pris une place centrale dans les rapports entre Algériens et Européens. Il a acquis progressivement une vertu pédagogique grâce aux nationalistes qui en ont fait une arme en vue de la construction d’un nouvel espace politique et d’une nationalité algérienne.

Comment expliquez-vous que, pendant de longues années, les manifestations du 8 mai 1945 et la répression qui s’en est suivie ont été entourées d’un profond silence en France ?

Il faut lire les travaux de Suzanne Citron sur « Le mythe national. L’histoire de France en question » pour mieux comprendre les trous de mémoire des Français. L’occultation de pans entiers de l’histoire de la colonisation pose le problème des rapports que les Français entretiennent avec « le passé construit sur un imaginaire historique falsifié ».

Le fait colonial est aujourd’hui au centre d’une « guerre des mémoires » en France. Pourquoi ces mémoires sont-elles, quarante ans après la fin de la guerre de libération de l’Algérie, aussi conflictuelles ? Qu’est-ce qui justifie cette effervescence ?

Cette effervescence est en rapport avec la conjoncture historique. Octobre 1988 a été, à bien des égards, par ses aspects positifs, la reconnaissance du pluralisme politique, comme par ses aspects négatifs, la brutalité de la répression et l’usage massif de la torture, le point de départ d’une remise en cause des mythes lénifiants sur lesquels se reposait la société algérienne. Des pans entiers du refoulé historique ont refait surface en Algérie comme en France. Je n’aborderai que l’usage qui en a été fait en France. D’un côté, le journalisme d’investigation (« Le Monde », « L’Humanité » et d’autres encore) s’est penché sur la guerre d’Algérie pour mettre en cause le passé colonial de la France. D’autre part, un lobby pied-noir, je ne dis pas la communauté pied-noire, parce que sa mémoire ne se réduit pas à celle d’un lobby lié aux activistes, s’en est saisi pour réactiver un schéma ancien qui fait de cette guerre, non pas une bataille d’arrière-garde du colonialisme, mais un combat contre le prétendu totalitarisme du FLN. Si l’on adopte cette réponse, les anticolonialistes français qui ont soutenu la révolution algérienne devenaient des ennemis de la France et le général de Gaulle un symbole de l’abandon. Il faut admettre qu’il y a aujourd’hui dans bien des milieux, y compris à gauche, une perte de repères. On a de plus en plus tendance à confondre dans l’approche de la question algérienne le niveau moral, le niveau politique et le niveau historique. L’aboutissement de cette confusion, c’est que le statut de victime du peuple algérien se retrouve, si on ne réagit pas, en position ambiguë. Décidemment, la bonne conscience française se porte bien malgré les « blessures narcissiques » que les travaux pionniers d’un Vidal Naquet et de bien d’autres historiens lui ont occasionnées.

Les efforts à fournir pour un jour en finir avec le mensonge colonial sont immenses. Comment repenser cette histoire et œuvrer à un nouvel imaginaire pour en finir avec les légendes pieuses transmises par l’école sur la colonisation ? C’est là un enjeu politique qui soulève une question d’importance, la révision de l’image d’une France, mère de la pureté.

La recherche historique sur le contexte sociopolitique dans lequel ces événements sont intervenus, leur répercussion sur le 1er novembre 1954, s’est-elle approfondie ? De nouveaux faits sont-ils apparus ?

Des données nouvelles, on en récolte tout le temps. Ceux qu’intéresse l’histoire sociale trouveront bien des éléments nouveaux sur l’insoumission lors du rappel des classes en 1943, sur les symptômes de mécontentement chez les tirailleurs algériens. Ceux qui se focalisent sur l’histoire politique ont à leur disposition des archives qui permettent de mieux cerner l’histoire des AML, du PPA et les itinéraires des militants qui les animent. Le docteur Chawki Mostefaï a donné en 2003 une conférence au siège de l’association culturelle et historique du 11 Décembre.

C’est un témoignage de première main sur les orientations du PPA au cours de la Seconde Guerre mondiale. Je m’abstiendrai de vous donner une bibliographie que seuls des professionnels peuvent utiliser d’une manière fructueuse. Je signalerai toutefois la découverte d’un manuscrit important. En triant les archives de son père, Pierre Amrouche a trouvé un document inédit, une enquête menée à Guelma par Mahmoud Regui juste après les événements dont ses deux frères Mohamed et Hafid et sa sœur Zohra ont été victimes. La publication de ce document est programmée pour 2006. Les faits qui y sont relatés concordent avec ce qu’on peut trouver dans les archives françaises. Le récit est précédé d’une monographie très éclairante sur les rapports entre Algériens et Européens.


La déclaration de l’ambassadeur de France sur le caractère inexcusable des massacres du 8 mai 1945 vous semble-t-elle augurer d’une véritable reconnaissance des méfaits de la colonisation ?


Je l’ai personnellement interprétée comme une avancée, certes timide, vers la réinterprétation du passé colonial. Comme Algérien, je sais la difficulté qu’il y a à repenser une histoire chez nous. Les résistances politiques que cela suscite. Mais dans la mesure où des officiels français invitent d’autres pays à réviser leur histoire, ils devraient donner l’exemple et se départir d’un rapport schizophrénique à la leur. L’article IV de la loi du 23 février 2005 adoptée par la représentation nationale n’est pas un pas dans la bonne direction. Fort heureusement, cette loi a suscité une levée de boucliers chez les historiens. Ecoutons Jacques Le Goff qui écrivait en 1990 en préface à un ouvrage « A l’Est la mémoire retrouvée » : « Si nous nous penchons sur notre mémoire collective à nous, peuples et nations d’Occident, nous y voyons aussi beaucoup de mensonges, de silence, de blancs. Les Français, sans être les pires, n’ont pas encore mis au propre, pour ne parler que du passé récent, leur mémoire de la colonisation, de la guerre et de l’occupation, de la guerre d’Algérie. »

Génocide et crime contre l’humanité par Jacque Verges

Incrusté dans la mémoire collective nationale, le mois de mai reste toujours le jalon le plus distinctif et le plus expressif dans l’itinéraire douloureux de notre peuple dans sa dynamique de combat et de lutte pour le recouvrement de sa souveraineté.

Soixante et une années après, le mois du muguet rime toujours avec le mois de Guelma, Sétif, Kherrata..., le mois des massacres de 45.000 civils innocents, cette évocation macabre qui est intimement liée à la définition de l’acte sanglant qui n’est autre qu’un génocide, un crime contre l’humanité, perpétré par le colonialisme français au mépris de toute considération pour les valeurs humaines universelles.
A la même heure où fut signé l’armistice enterrant le totalitarisme nazi et fasciste, des balles meurtrières crépitaient dans nos villes pour abattre des manifestants dans des marches pacifiques, donnant ainsi le feu vert à la soldatesque coloniale, soutenue par des milices de colons européens, de commettre l’horrible carnage dans une « chasse à l’arabe » qui embrase nos régions, où on tira à vue. Les sinistres Achiary et Lestrade-Carbonnel avaient invité les Européens à participer aux massacres : « Messieurs les colons ! Vengez-vous ! ».

Un journaliste américain écrira : « It was an open season », pour dire la chasse à volonté. Les milices exécutaient par groupes de 20 ou 30 personnes. Avant la fusillade, les victimes devaient creuser leurs tombes. Les prisonniers sont transportés en dehors de la ville, à Kef El-Boumba, près d’Héliopolis, où ils sont abattus en chaîne. Des corps arrosés d’essence sont brûlés sur la place publique ou dans les fours à chaux. Des groupes entiers de prisonniers, enchaînés et alignés, sont écrasés par les roues de chars, des nourrissons sont pris par les pieds pour être projetés contre les rochers. Les blindés et l’artillerie, aidés par l’aviation, pilonnent toutes les « zones de dissidence ». L’horreur avait atteint son comble.
C’est pour ces hommes, femmes et enfants qui sont au coeur de la mémoire collective nationale, que se commémorent leur marche du 8 mai 1945, leurs souffrances, leurs martyrs.

Leur emblème lors de cette marche, que le sinistre Achiary avait cru piétiner et déchirer, est toujours là, flottant fièrement entre les mains d’un jeune scout éclaireur de la marche rituelle, suivi par une population attachée dans son recueillement à la dignité, à la reconnaissance et à la gratitude sous le slogan « pour que nul n’oublie ».

Maître Jacques Vergès, avocat français, invité comme conférencier au 4ème Colloque international sur les massacres du 8 mai 1945 organisé à l’université de Guelma, dira en substance à l’adresse des Algériens : « Comprenez que cette liberté pour laquelle vous vous êtes battus avec héroïsme en Italie, en France et en Allemagne ne vaut que pour les Européens. Le scandale est dans les statistiques, où l’on recense plus de morts algériens pour la France au cours de la Seconde Guerre mondiale que des résistants français recensés au cours de la même période ».

« Il y a lieu de s’enrichir de l’expérience du passé, fût-elle celle du malheur. Ne jamais oublier que les victimes du 8 mai 1945 furent traitées de nazis et leurs assassins glorifiés comme des démocrates. Rappelez-vous qu’après le 8 mai 1945, le sort de l’Algérie ne s’est pas réglé dans les « débats gauche-droite » au Parlement français. Il a été scellé le 1er Novembre 1954". « Le crime du 8 mai 1945 est imprescriptible.

Il n’a pas été amnistié puisqu’il n’a pas été reconnu. Un procès est donc toujours possible, soit devant une cour algérienne, soit devant la Cour pénale internationale.
L’avocat finit dans sa conclusion : « Mais la France, non pas celle qui ordonne de glorifier le colonialisme dans les manuels scolaires, mais celle du discours de Pnom-Penh, celle qui a refusé l’agression contre l’Irak, celle qui a reconnu sa responsabilité envers les juifs livrés aux nazis, cette France-là s’honorerait en reconnaissant sa responsabilité dans les massacres du 8 mai 1945 et sa dette envers le peuple algérien ».

La marche, reconstituée chaque 8 mai à seize heures, sera toujours là pour convoquer le colonialisme qui sue encore le crime, à comparaître devant le tribunal de l’histoire et subir devant le forum des hommes la confrontation avec les voix audibles du silence des victimes. Tant qu’il y aurait des hommes, le livre demeurerait ouvert

Sétif

La milice fusille les Algériens instruits

8 mai 1945, il est sept heures du matin. La foule qui affluait de partout grandissait au fur et à mesure. A 8h, la tension était à son paroxysme à Langar (quartier où est implantée la mosquée de la gare, rebaptisée en 1962 mosquée Abou Dher El Ghaffari), qui s’est avéré trop exigu pour contenir cette marée humaine qui déferlait sans cesse.

Face à ce déferlement des masses, les organisateurs, ayant opté pour une marche pacifique, désarment les participants : « Des cannes, des couteaux et quatre fusils de chasse ont été récupérés », nous révèle Lakhdar Taarabit, un des organisateurs de la manifestation. Ce mouvement de la population a intrigué la police qui s’est mise en branle. Pour connaître les intentions des marcheurs, Tort, le commissaire d’Etat de Sétif, bien épaulé par dix subordonnés, se rend à 8h15 précisément sur les lieux. Pas du tout tranquillisé par le rassemblement de 7 à 8000 « indigènes », le policier a, selon le rapport n°5240 daté du 18 mai 1945, vite rendu compte à Butterlin, le sous-préfet. Quelques minutes avant l’entame de la marche, trois responsables politiques, en l’occurrence Mahmoud Guenifi, Abdelkader Yalla et Hocine Touabti, sont convoqués d’urgence par le représentant de l’Etat français. Et avant de rejoindre la foule, les trois militants sont soumis à un véritable interrogatoire accompagné de fortes doses de menaces : « Nous ne tolérons aucune atteinte à la souveraineté de la France sur l’Algérie », lancera le sous-préfet à l’adresse des irréductibles, qui rejoignent quelques instants plus tard une foule dans l’attente du coup de starter.

Il est 8h30, le cortège qui s’ébranle est précédé par un groupe de jeunes scouts du groupe El Hayat, suivis par les frères Bella Slimane et Saïd ayant entre les mains des gerbes de fleurs qu’ils devaient déposer au monument aux morts. Dans l’ordre et la discipline, la foule compacte avance en brandissant les drapeaux des Alliés (France, USA, Angleterre et URSS), l’emblème national qui a été confectionné la veille par Doumbri Aïssa flottait au-dessus des têtes de cette marée humaine portant en outre des banderoles. Des slogans, tels que « Vive l’Algérie libre et indépendante », « Vive Messali », « Libérez Messali Hadj », « Libérez les détenus politiques », « Pour la libération des peuples », garnissaient ces pancartes qui annonçaient la couleur et l’ambition de la marche qui allait tourner au carnage.
Le sous-préfet, informé par le commissaire Valère qu’un drapeau tricolore rouge blanc et vert garni d’un croissant et d’une étoile et des banderoles portant atteinte à la souveraineté de la France sont agités, ordonne à son interlocuteur d’enlever coûte que coûte ces pancartes. Le policier lui fait remarquer que les manifestants sont nombreux et qu’il risque d’y avoir de la bagarre. « Eh bien, il y aura de la bagarre », rétorque Butterlin. Son instruction qui sera appliquée à la lettre fera date et des milliers de victimes. Les manifestants, qui évoluaient dans un ordre impeccable en chantant de vive voix : « Hayou Ifriquia ya ibad », font la moitié du chemin sans aucun problème. Le « carnage » ne débute qu’à l’arrivée de la foule au niveau de l’ex-café de France (situé en plein cœur de la cité et à quelques encablures d’Aïn El Fouara).

L’encombrante présence de l’emblème national irrite le commissaire de la police mobile de Sétif, Olivieri, qui tenta dans une première étape de le confisquer. N’ayant pu arriver à ses fins, il ordonna par la suite au jeune Saâl Bouzid de baisser le drapeau algérien, pour la première fois brandi au nez et à la barbe de la puissance coloniale. Le jeune manifestant n’ayant pas bouclé ses vingt-trois ans n’obtempère pas. La riposte du policier dont la réputation de sanguinaire gagne vite le terrain fut dramatique, tuant à bout portant le jeune homme qui devint le premier martyr des massacres du 8 Mai 1945. Cet assassinat qui sera suivi par une répression aveugle et en catimini n’a pas pour autant altéré l’ambition des marcheurs ayant, dans la douleur et sous les feux nourris des policiers, tenu à déposer les gerbes de fleurs au monument aux morts, où les gardes mobiles donnèrent le coup d’envoi à une sanglante fusillade.

Les scouts au secours des blessés

Les scouts, admirables de courage et de sang-froid, portent dans de sublimes gestes de bravoure secours aux centaines de blessés qui gémissent. Ce défilé ayant pourtant obtenu l’aval de l’autorité s’est en fin de compte transformé en guet-apens, préparé deux jours auparavant par le préfet de Constantine, Lestrade Carbonnef, qui a ordonné aux forces de sécurité de tirer sur les manifestants qui porteraient des banderoles et l’emblème algérien à l’origine dans une certaine mesure de l’aveuglante réaction du colonisateur. Dès cet instant, la chasse à l’Arabe est devenue le leitmotiv de l’occupant qui décrète, le 9 mai, l’état de siège. Les autochtones sont pourchassés à l’intérieur même des demeures soufflées par les grenades.

Dans la soirée du 8 mai, vers 19h, le préfet de Constantine accompagné du général Duval, commandant de la division territoriale de Constantine, arrivent à Sétif. Aussitôt des ordres sont donnés pour réprimer par la force toute nouvelle tentative d’insurrection. Des perquisitions sont effectuées et l’arrestation immédiate des principaux « coupables » est ordonnée. La police d’Etat, la police judiciaire, la gendarmerie et l’armée procèdent simultanément à toutes ces opérations. Le général Duval orchestre personnellement la tuerie, la torture et l’internement de milliers d’Algériens portés à jamais disparus.

La répression qui a duré des mois n’a pas exempté El Ouricia, Aïn Abassa, Beni Aziz, Aïn El Kebira, Dehamcha, Amoucha, Mouaouia, Serdj El Ghoul, Babors, Kherrata, El Eulma, Aïn Azel et d’autres localités meurtries par l’ampleur des massacres. En ces lieux, gagnés, faut-il le souligner, par la révolte, l’artillerie et les blindés s’en sont donné à cœur joie dans la sauvagerie car rassurés par les propos du préfet : « Allez-y et tout abus sera couvert par moi. »

Le représentant du Pouvoir colonial est, selon des politiques de l’époque, le maître-boucher de cette barbare répression. Par ce carnage, les forces françaises ont des semaines durant transformé les rues, les ruelles et les vastes champs des hautes plaines sétifiennes en une immense mare de sang. Le capitaine de la gendarmerie Petit Gars, les commissaires Olivieri et Tort ainsi que les deux officiers de la Protection civile, de Mangeon et Rossi, ayant formé des milices de liquidation des « suspects », ont joué un rôle prépondérant dans ces crimes odieux perpétrés contre une population ayant à travers ses meilleurs enfants payé le prix fort en Alsace, en Lorraine, à Monte Cassino et dans différents coins et recoins de l’Hexagone. A ce titre et au moment où la répression battait son plein, le 16 mai 1945, le 7e régiment des tirailleurs, dont les soldats sont pour la plupart algériens et originaires de Sétif, débarquait à Alger.

Après avoir perdu la moitié de ses éléments sur le front de l’Alsace, les survivants qui espéraient revoir les siens apprenaient avec effroi et consternation que leurs hameaux, bourgs et mechtas étaient rasés, leurs femmes, enfants et parents massacrés par les troupes françaises à côté desquelles ils ont combattu le nazisme... Le massacre collectif d’une population sans arme, des tribus entières sont exterminées par les milices et la légion d’honneur. A Aïn El Kebira, les miliciens fusillèrent tous les habitants instruits. A Beni Aziz, les acolytes de Rossi et de Mangeon, à savoir Delon et Mossri, exécutèrent, selon des témoins, les « suspects », par groupe de vingt. Avant la fusillade, les « condamnés à mort » qui n’ont comparu devant aucune juridiction furent contraints de creuser les fosses de ceux qui venaient de périr dans la tuerie. Les victimes de cette punition collective commise le 9 mai 1945, au lieudit Beni Medjahed, n’ont été enterrées dans une fosse commune située dans la forêt que deux mois après leur exécution.

Pour que nul n’oublie ce carnage, Nekaa Abdellah, un moudjahid de la région, a tenu à ériger en ces lieux-témoins une stèle. De nuit comme de jour, des centaines de citoyens « reconnus » par les colons comme étant des incendiaires furent conduits, nous révèlent des rescapés, vers des destinations inconnues pour être fusillés et jetés dans la fosse commune du cimetière de Sidi Saïd, située au pied de la butte du Ruisseau d’or (Ras Idor), tout près de la fontaine de Aïn Bouaroua, qui fut pendant plus d’un siècle la dernière demeure des Sétifiens. Ce carré est devenu, depuis, un lieu de recueillement à la mémoire des centaines de victimes de la boucherie. Les plus « chanceux » sont interdits de séjour et, pour une durée de vingt ans, internés à Aïn Sefra, El Asnam (Chlef) ou envoyés au sinistre camp de concentration de Tataouine (Tunisie). Les autres qui devaient, à l’instar de Tayeb Benghadfa, Radjah Khier et Saoud Khier (dit Khier 45), être guillotinés puis condamnés aux travaux forcés à perpétuité, ont croupi durant dix-sept ans (1945 à 1962) dans les prisons, et ce, sous le fallacieux motif de « port d’armes apparentes ou cachées dans un mouvement insurrectionnel ».

En dépit de la férocité de la répression, les Européens, la jugeant insuffisante, demandèrent au gouverneur général d’Algérie, Chataigneu, qui s’est rendu le jeudi 10 mai à Sétif, des armes rien que pour achever le carnage. Le rapport du 18 mai, établi par le commissaire de la police de Sétif, qui abonde dans le même sens, mentionne clairement : « La population européenne effrayée par l’insurrection demande que tous les coupables et les responsables de ce mouvement soient impitoyablement passés par les armes. Elle déclare qu’à ce prix seulement les Français pourront vivre en Algérie, terre française. Elle estime qu’à ce jour la répression est nettement insuffisante pour Sétif, et qu’en tout cas, elle n’est pas à la mesure des crimes odieux qui ont été commis par les insurgés. Elle réclame des armes pour assurer sa propre sécurité et se faire justice. La constitution d’un tribunal militaire a profondément déçu l’opinion. L’importance des événements et la gravité des actes commis faisaient un devoir impérieux au gouvernement de proclamer la loi martiale. » Ces doléances ont, à travers les liquidations sommaires et les emprisonnements tous azimuts, obtenu l’écho escompté.

Cependant, le sang des Algériens, qui a coulé à flot des jours durant, a transcendé la résistance, mais vite réprimée par l’autorité coloniale surarmée, qui a multiplié les exactions et fermé l’œil sur les horribles crimes perpétrés par les colons de la Main rouge. A titre d’exemple, à Aïn El Kebira, une femme de colon tue un Algérien répondant au nom de Smara, découpe son corps en morceaux, servis par la suite comme repas à son chien. Cet abominable acte n’est pas un cas isolé.

Abacha Segheir dit Segheir Belounis, de Aïn Abassa, a été torturé à mort. Une fois achevé, son corps est lacéré, puis piétiné par des tortionnaires en folie. Les frères Amardjia Lahcène et Bouzid ont subi le même sort. La famille Riach a été brûlée vive dans sa ferme. Les frères Kebache, Messaoud et Abderahmane ont été froidement abattus à l’intérieur même de leur domicile. Même avec un ventre ouvert et les entrailles entre les mains, les gendarmes continuaient à torturer Zaâboub d’El Eulma, qui succomba vite aux atrocités de ce supplice. En somme, ces exemples ne représentent, eu égard à l’ampleur du crime perpétré contre un peuple sans défense, que l’infime portion de la partie émergée de l’iceberg constitué par plus de 45 000 victimes d’un génocide n’ayant pas, soixante ans après, livré tous ses secrets...
Kamel Beniaiche

Le texte du document du gouvernement Algerien sur le massacre

Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, 9 décembre 1948 Algérie Ratification / Adhésion 31.10.1963 Réservation / Déclaration 31.10.1963
Texte Réservation / Déclaration

"La République algérienne démocratique et populaire ne se considère pas comme liée par l'article IX de la Convention qui prévoit la compétence à la Cour internationale de Justice pour tous les différends relatifs à ladite Convention.

"La République algérienne démocratique et populaire déclare qu'aucune disposition de l'article VI de ladite Convention ne sera interprétée comme visant à soustraire à la compétence de ses juridictions les affaires de génocide ou autres actes énumérés à l'article III qui auront été commis sur son territoire ou à conférer cette compétence à des juridictions étrangères.

"La compétence des juridictions internationales pourra être admise exceptionnellement dans les cas pour lesquels le Gouvernement algérien aura donné expressément son accord.

"La République algérienne démocratique et populaire déclare ne pas accepter les termes de l'article XII de la Convention et estime que toutes les clauses de ladite Convention devraient s'appliquer aux territoires non autonomes, y compris les territoires sous tutelle."

Témoignage de Nicole Dreyfus

Témoignage de Nicole Dreyfus, avocate

J’ai exprimé mon opinion sur le 8 mai 1945 à Alger et à Béjaïa en 2002, à l’occasion d’un colloque organisé par la fondation du 8 Mai 1945 et par l’Observatoire des droits de l’homme.

Le jour de la victoire, le 8 mai 1945, il y a eu un grand défilé. Parmi les personnes qui manifestaient à Sétif, un certain nombre portait le drapeau algérien, réclamant l’indépendance de l’Algérie. Le 8 mai 1945 a été une date charnière. C’est ce jour-là que s’est véritablement éveillé, à travers cette manifestation, le désir d’indépendance du peuple algérien. Quelqu’un parmi les soldats qui étaient là avait tiré sur la foule. Et cela a été alors l’explosion. C’était jour de marché, de nombreux paysans étaient venus en ville.

C’était absolument scandaleux que le jour de la célébration de la victoire on tire sur les manifestants. Des exactions ont été commises sur la population. C’étaient des exactions qui méritaient d’être sanctionnées. Au lieu de cela, un massacre est perpétré. On était en temps de paix, la guerre venait de se terminer. Une vague velléité d’indépendance, dirons-nous. Mieux, affirmation du désir d’indépendance parmi quelques manifestants. Résultat : des milliers de morts ! On n’a jamais su de façon exacte ce que pouvait être le nombre des morts. On l’a si peu su que le consul des Etats-Unis, à l’époque, a parlé de 35 à 40 000 morts.
Mais 8 à 10 000 morts, je vais dire une chose horrible, c’est un minimum. Le massacre a été minimisé à l’excès par la force française de l’époque qui a parlé d’une répression contre des terroristes, mais qui n’en a pas indiqué l’importance. Curieusement, et ceci jusqu’à la création de la fondation du 8 Mai 1945, on ne parlait plus du massacre de Sétif, aussi bien en Algérie qu’en France. J’ai été frappée par le fait que certains amis enseignants algériens me disaient que parmi leurs élèves beaucoup ne réalisaient même pas que l’Algérie avait acquis son indépendance après une guerre très dure et avec de nombreuses victimes de tous ordres.

On aurait dit que, dans les deux pays, on ne voulait plus en entendre parler. Je pense qu’à l’heure actuelle, il y a un revirement. Ce revirement, je l’ai très bien remarqué, lorsque nous avons lancé, nous étions douze, le fameux appel contre la torture. Cela a été pour nous un grand étonnement de voir le retentissement qu’a eu cet appel dans l’opinion française. C’était la preuve qu’on voulait se souvenir. L’appel des douze a été un détonateur. Une volonté de se pencher sur la vérité de ce qui avait réellement existé s’est manifestée.

La plainte

La manifestation du 17 octobre 1961 et sa répression abominable est une affaire qui m’a particulièrement tenu à cœur, parce que je l’ai suivie devant les juridictions françaises, et même devant la Cour européenne des droits de l’homme (Ndlr : des rescapés du massacre du 17 octobre 1961 et des proches des manifestants décédés ont déposé, en février 1998, une plainte pour crimes contre l’humanité devant la justice française, par l’intermédiaire de la fondation du 8 Mai 1945. La plainte des familles avait été rédigée, signée et déposée par maîtres Bentoumi, Nicole Dreyfus et Marcel Manville. Ce dernier, ami de Frantz Fanon, est décédé le 2 décembre 1998 en plein tribunal alors qu’il s’apprêtait à plaider devant la chambre d’accusation). Nous sommes dans la soixantième année de l’anniversaire de la répression de la manifestation de Sétif. Ce massacre, qui a été un crime, est le début de la révolte algérienne, une première date qui a pris naissance à cause de la manifestation d’un désir d’indépendance dans la foule et qui a eu pour résultat une répression abominable. Lorsque l’ambassadeur de France en Algérie s’exprime comme il l’a fait, et il l’a fait en tant que représentant de la France, et non pas pour exprimer une opinion d’un citoyen isolé, on ne peut que s’en réjouir, parce qu’il est temps de revenir sur le passé.

La mémoire, c’est un devoir. Et un peuple qui n’a plus de mémoire est un peuple qui existe à peine. Les retours à la mémoire, c’est toute l’histoire, pas seulement l’histoire individuelle, mais l’histoire de toute une population, l’histoire de toute une nation, l’histoire d’un pays. C’est pourquoi, me semble-t-il, il est bon de rappeler ces événements pour en tirer toutes leçons qui s’imposent, et aussi parce que c’est un point de départ pour tout le peuple algérien pour la conquête de son indépendance.

Le pacte d’amitié que l’Algérie et la France doivent prochainement signer est un grand réconfort pour des gens qui ont accordé tant d’importance à ce pays, pour l’amitié qui existait entre des individus ou des groupes de chaque côté. Il est très important que cela soit concrétisé au niveau des Etats parce que, quelles que soient les vicissitudes de la colonisation, et Dieu sait ce qu’elles ont été nombreuses et cruelles, il y a quand même entre ces deux pays une histoire commune, une culture commune et des valeurs communes qui sont des valeurs de la démocratie et de la tolérance. C’est le point le plus important et pour lequel nous attachons le plus de prix et de satisfaction.

Mémoire nourricière

Ce jour-là, vers 16 heures à Annaba...

Ce jour-là, vers 16 heures à Annaba...

« (...) Une foule considérable avait littéralement envahi la place Stambouli et les artères de la Colonne. Tous les partis nationalistes et religieux, P. P. A., Amis du manifeste, Association des oulémas, scouts El Mouna, y étaient présents.

Contenu par un service d’ordre de la police qui veillait à ce qu’aucun emblème ne fût déployé, ce cortège calme et coloré devait se rendre au monument aux morts pour y déposer une gerbe de fleurs, de là longer le cours de la Révolution, puis se disperser dans l’ordre. Parmi ces quinze à vingt mille manifestants, on comptait de nombreux jeunes gens accourus de la plaine. Par leurs turbans, ils se détachaient d’un fond blanc, comme le symbole d’une union totale avec leurs frères de la ville.

Il y avait également une très forte délégation de femmes et d’enfants. Mais au moment où s’amorçait le reflux vers la rue Emir Abdelkader, dès que parvenu devant les Halles centrales, soudain des pancartes et des banderoles portant l’inscription « Tahya el houria », « Yahya el istiklel » furent brandies tandis qu’un drapeau aux couleurs nationales - en ce moment croissant rouge sur fond vert - apparaissait au-dessus des têtes. Le geste des policiers à vouloir s’en emparer déchaîna instantanément une tempête de cris, de clameurs, un désordre inouï, indescriptible... Ces manifestants réagirent donc avec violence et une promptitude telle qu’ils laissèrent plusieurs policiers étendus à terre, plus ou moins gravement blessés.

A ce moment, on vit aussi des groupes d’hommes surgir des rues environnantes. C’étaient tous des pieds-noirs, armés de chaînes, gourdins, bouteilles, qui venaient prêter main-forte aux policiers... En quelques instants, il y eut de part et d’autre des corps allongés. Vers 17 heures, sur le cours de la Révolution, où l’émeute s’était étendue et où les terrasses des cafés et les kiosques à tabac avaient été saccagés, manifestants et contre-manifestants se trouvèrent brusquement engagés dans des combats avec échanges de projectiles, paralysant ainsi toute circulation ; et tandis que dans leurs quartiers respectifs musulmans et pieds-noirs se rassemblaient en vue de s’entre-tuer, soudain les sirènes d’alarme se mirent à annoncer le début d’un couvre-feu.

Le commandant de la place, qui ne voulait pas de cet affrontement, avait ordonné cette sage mesure... (...) La nuit, durant ce couvre-feu, ce fut la riposte des policiers qui maintint les musulmans sur le qui-vive. Jusqu’au lever du jour, afin de venger les siens, cette horde et ses sbires à chéchia se mirent à violer les domiciles et à procéder à l’arrestation de tous ceux qui étaient soupçonnés de faire partie du P. P. A., des Amis du manifeste, de l’Association des oulémas, tandis que les camions de l’armée anglaise les transportaient vers le camp d’internement de la Madrague où séjournaient, depuis avril 1943, les prisonniers de guerre italiens. Ceux qui, on s’en souvient, avaient été capturés lors de l’offensive allemande sur Tebessa. Ces Italiens, quelques heures auparavant groupés en une milice armée par les autorités, avaient reçu l’ordre de faire feu sans sommation sur tout Arabe qui tenterait de fuir.

Ainsi donc, par la loi des colonialistes, les vaincus devenaient les vainqueurs et ceux qui avaient contribué à la victoire du 8 Mai étaient livrés à leur merci. Mais à El Hadjar, Dréan, Bouchaggouf et Medjez-Sfa, c’était beaucoup plus grave. Dès le 9 au matin, on constitua des pelotons d’exécution face auxquels toute une jeunesse fut fauchée comme blés murs... A Guelma c’était le pire... »

H’Sen Derdour, Annaba

Chasse à l’homme et fosses communes

Guelma
Chasse à l’homme et fosses communes

Un des premiers responsables du mouvement national dans la région de Guelma, Mohamed-Tahar Brahem, dit Salah, n’a eu la vie sauve qu’en sautant du camion le conduisant, lui et ses compagnons, vers « l’abattoir ». Il nous a raconté ce qui s’est passé le 8 mai 1945. Il est mort le 23 août 1997. Que Dieu ait son âme.

Tout a commencé quand Achiary, sous-préfet de profession et bourreau de vocation, voyant rouges le croissant et l’étoile, tira en l’air. Le signal est donné. Et c’est parti pour 25 000 morts ! Tout de suite après, S. K. (Salah Ketfi), un agent de police, déchargea son PA sur Boumaza Abdallah, dit Hamed, qui tombe raide mort. Effrayés, les manifestants se dispersèrent dans les rues. Et gendarmes et policiers de tirer sur eux, de les mitrailler.

C’est ainsi que trois autres furent blessés : Benchorba Lakhdar au pied, Benyahia Messaoud à l’épaule et Yallès Abdallah au-dessus du genou droit. Le soir de ce jour, on incarcéra douze personnes dans la caserne, parmi lesquelles se trouvaient Abdelmadjid Ouartsi (dit Si Mabrouk), son neveu Ahmed Ouartsi, Smaïn Abda et son frère Ali, avant-centre de l’Espérance sportive franco-musulmane de Guelma (ESFMG). Appellation qu’elle perdra quelques jours après cette tuerie pour devenir ESMG tout court.

Le lendemain vers 11h, ramassés par la police, dix autres hommes, dont Mohamed-Tahar Brahem dit Salah, s’ajoutèrent aux douze premiers. Mais bon nombre de gens se trouvaient dans d’autres cellules, capturés par la milice que commandait le maire Garrivet. Auparavant, à 9h de ce même jour, avertis, les habitants de la campagne, scandant « Allah Akbar ! », accoururent de toutes parts à la ville pour venger leurs frères.

Mais les deux forces étant immensément inégales, la répression fut féroce, barbare. Le jeudi, à 10h, on transféra tous les prisonniers de la caserne à la prison civile. Le vendredi 11 mai, à 18h, on en sortit douze qu’on fusilla à la porte est de la caserne, parmi les ruines romaines. Ainsi, le jour, l’armée chassait l’Arabe dans les douars, et la nuit, la police et la milice conduisaient, dans un camion ST de Lacroix, un petit groupe de prisonniers en dehors de la ville et les abattaient près d’une fosse commune, où ils étaient jetés pêle-mêle. Ensuite, on les saupoudrait de chaux avant de combler la fosse. Enfin, on damait le sol. Durant tout un mois, on bombardait les mechtas, on pourchassait les campagnards. Femmes, hommes, enfants, tous étaient bons à abattre. Inatteignables en sauvagerie, des personnes brillèrent dans les exécutions sommaires : le président de la France combattante, Garrivet, et le fermier-industriel Lavie (délégué financier). Ce Lavie trouva un lieu où le cadavre disparaît comme par enchantement, à toutes fins utiles : le four à chaux de sa carrière.

Aussi, une commission d’enquête dépêchée sur les lieux plus tard n’y avait vu que du feu ou l’avait feint. Ce jour-là... Parce que le PPA, frappé d’interdiction, était dissous, les militants, entrés dans l’organisation clandestine, activaient sous la couverture des AML. La veille du 1er mai 1945, ils reçurent l’ordre de Bône (Annaba) de célébrer la fête du Travail par une manifestation pacifique. Le lendemain donc, ils quittèrent Bab Essouk, précisément El Karmette, lieudit situé en face du souk à bestiaux, où ils étaient rassemblés, brandissant des banderoles qui portaient les inscriptions suivantes : « Vive l’Algérie indépendante » ; « Libérez Messali » ; « Libérez les détenus politiques »... Et ils chantaient « Min djibalina » et « Fidaou El Djazaïr ».

Par moments, des maisons fusaient de longs youyous les encourageant. Parvenu au siège de la sous-préfecture, le cortège s’arrêta un moment, puis, comme le sous-préfet ne se montrait pas, il continua vers le centre-ville, passant par la rue de la mairie. Mais à la place du théâtre, près de la bâtisse du Trésor, manifestants et gendarmes se trouvèrent face à face. Le sous-préfet Achiary était là, le feutre penché de côté. S’adressant à la foule des manifestants, ce dernier cria : « Où allez-vous ?

Au monument aux morts pour y déposer une gerbe de fleurs », répondirent Ahmed Ouartsi et Ali Abda, tous deux responsables dans l’organisation clandestine. Tempêtant, le sous-préfet le leur refusa catégoriquement. Enfin, pensant aux impondérables, Ahmed Ouartsi se retourna et, haranguant la foule, dit : « Frères, rebroussons chemin, notre but a été atteint, les autorités ont vu et lu les banderoles. » Trois jours après, douze militants, dont deux responsables, Abdelmadjid Ouartsi dit Si Mabrouk et Smaïn Abda, furent mandés par le sous-préfet, qui, l’insulte à la bouche, les menaça de prison et même de mort si jamais ils manifestaient encore sans son autorisation. Mais il ne savait pas que l’ordre de défiler pacifiquement dans la ville le jour de l’armistice leur avait été déjà transmis.

Le 7 mai, à 9h, A. F. (Abdelkrim Faci), un agent de la PRJ, vint à l’épicerie de Mohamed-Tahar Brahem, sise rue Mogador (aujourd’hui Mohamed Debabi).
Lem’alem (le patron) demande à voir Mabrouk Ouartsi et Smaïn Abda, lui dit-il.
-Qui est ce patron ? demanda Brahem.
-Tu le connais.
-Je ne le connais pas, ton patron, s’obstina Brahem, qui simulait l’ignorance afin que l’autre le nomme lui-même.
-Le sous-préfet Achiary.
-Dis-lui que nous sommes un parti légal et que nous voulons une convocation officielle, répliqua Brahem, parlant au nom des AML. A 15h, retour de F. A. (Abdelkrim Faci), chez celui-ci. Même refrain. A 16h, les deux hommes en question, Mabrouk Ouartsi et Smaïn Abda, arrivèrent chez Brahem, qui aussitôt les mit au fait. Après réflexion, ils se rendirent à la sous-préfecture. Brahem leur avait recommandé de ne rien lui dire de la prochaine manifestation, de n’en rien laisser entendre. Mais, pressé par les menaces hostiles d’Achiary, l’un d’eux laissa échapper que les militants n’avaient à répondre de rien si les gens faisaient la manifestation d’eux-mêmes. Le jour même, à 20h, une réunion regroupa les six chefs de l’organisation clandestine, Smaïn Abda, Yazid Benaïssa, Abdelmadjid Ouartsi, Abdelkader Boutesfira, Lakhdar Khelalfa et Mohamed-Tahar Brahem, à l’issue de laquelle il fut décidé ce qui suit :
-Abdelkader Boutesfira devait se rendre à Bône, le lendemain matin de bonne heure, afin d’informer le responsable Mustapha Salhi des menaces d’Achiary et afin de savoir s’il fallait faire la manifestation.
-Ahmed Seraïdi fut chargé d’organiser cette dernière.
-Ali Abda et Smaïn Ouartsi furent désignés chefs de file.
On devait dire aux autorités, en cas de barrage, qu’on allait au monument aux morts pour y déposer une gerbe de fleurs.

S’en tenir aux directives, ne rien avoir sur soi, pas même le plus petit canif. Et, de fait, le lendemain, à 5h, Abdelkader Boutesfira partit pour Bône. Mais la réponse n’arrivera à Guelma qu’à 17h30 ; il faut faire la manifestation coûte que coûte même si l’on y meurt. Que s’était-il passé ? Pourquoi ce retard de plus de dix heures ? A Bône, où l’on devait également manifester, ce fut difficilement qu’il put joindre le responsable.

Arrivé à Aïn Berda vers 17h30, à mi-chemin entre Bône et Guelma, Abdelkader Boutesfira, voyant qu’il regagnerait Guelma très tard, jugea opportun et utile de téléphoner à Saïd Seraïdi, qui, à son tour, en informa Mohamed-Tahar Brahem. Auparavant, à 8h, ce dernier avait ordonné à toutes les fractions de se tenir prêtes, chacune dans un café différent, et à leurs chefs de le contacter toutes les demi-heures.

Donc, ayant été au courant, les militants montèrent aussitôt sur les hauteurs de la ville, à El Karmette. Se joignirent à eux, alertés discrètement par quelques militants, les badauds qui faisaient cercle autour du kiosque à musique de la place Saint-Augustin, écoutant la fanfare qui jouait sa musique depuis le début de l’après-midi.

A 17h45, plus de 10 000 hommes avaient rejoint ce lieu. Il faisait beau. A 18h précises, c’est le départ du cortège. Ils avaient les mêmes banderoles que lors de la manifestation du 1er mai. Ils se mirent à chanter « Min Djibalina ». Mais cette fois-ci, ils brandissaient les couleurs nationales (vert, blanc plus croissant et étoile). Il y avait trois drapeaux qui étaient disposés en alternance avec ceux des Alliés. Le défilé emprunta l’itinéraire suivant : El Karmette - rue d’Announa - rue Medjez Amar - rue Saint-Louis (aujourd’hui SNP Abdelkrim) - rue des Combattants (aujourd’hui rue du 8 Mai 1945). Pendant qu’ils marchaient, les Européens, de leurs balcons, lançaient des quolibets, et à certains endroits, des bouteilles vides, ricanant.

Mais cela ne leur fit pas perdre leur sang-froid, ni n’en détourna aucun. Arrivé dans la rue des Combattants, au niveau du croisement avec la rue Sadi Carnot (aujourd’hui 1er Novembre), le cortège s’arrêta, hésitant, car gendarmes et policiers les y attendaient de pied ferme. Comme il fallait s’en douter, il y avait à leur tête le sous-préfet Achiary. Même scène que le 1er mai.
-Où allez-vous ? cria Achiary
-Déposer une gerbe de fleurs au monument aux morts, répondirent les chefs de file. Débordement de la foule des manifestants, qui, excités, voulaient briser le barrage. Tout à coup, un certain Fauqueux, un socialiste connu pour son racisme à fleur de regard, lança à l’intention du sous-préfet :
-Alors, y a la France ici ou pas !
-Si ! Y a la France ! repartit Achiary fougueusement. Puis, avec son zèle de colonialiste apeuré, il tira plusieurs coups de semonce. Feu ! C’est l’hallali et la curée commence.

A. Boumaza

- Pierre Kaldor

Pierre Kaldor, dernier témoin d’un épisode peu connu

En avril et mai 1945, l’avocat Pierre Kaldor, alors secrétaire général du Secours populaire, était chargé du rapatriement de quelques déportés communistes depuis les camps de concentration nazis en Allemagne et en Tchécoslovaquie. Pour ce faire, il avait à sa disposition deux bimoteurs que lui avaient remis les Américains. Ces appareils ont été réquisitionnés sur ordre du général de Gaulle pour transporter des soldats à Sétif.

Pierre Kaldor avait été le directeur des Ecoles de la jeunesse communiste de Paris, de 1937 à 1939. Il a été arrêté le 31 octobre 1939 pour diffusion de mots d’ordre d’un parti interdit, le Parti communiste.

Il s’évade en 1943 avec l’aide de sa jeune épouse. Il rejoint alors la résistance et est un des responsables du Front national des juristes. Courant mars 1944, avant l’insurrection parisienne, il est désigné par les organisations de la résistance à la tête du Secours populaire français. Il le restera jusqu’à la fin 1947. Pierre Kaldor était, à partir de fin 1956, pendant la guerre de libération de l’Algérie, le coordinateur du pont aérien des avocats chargés de défendre les patriotes algériens poursuivis.

Je n’étais pas en Algérie au moment des événements du 8 mai 1945 en Algérie, mais j’étais très préoccupé par le problème algérien. Quand les camps de concentration d’Allemagne ont été petit à petit libérés par les Alliés et les Soviétiques, les déportés devaient être rapatriés.

J’ai donc été investi de cette responsabilité, avec Edouard Dutilleul qui avait été le trésorier du parti communiste avant la guerre, sous l’égide du ministère de l’Air, dont le ministre était Charles Tillon (communiste). La France n’avait plus d’avions de transport, ni même militaires.

Il restait quelques petits avions de six à huit places. On était un groupe de quatre. J’ai sollicité les Américains, qui ne demandaient que cela, pour nous donner des avions de transport afin de ramener les déportés en France. J’ai pu obtenir deux avions de transport qui pouvaient contenir 18 personnes allongées ; c’étaient des avions de transport de troupes et non de bombardement. J’ai ainsi fait trois voyages : à Pilsen, Weimar et Dachau. C’était en 1945, au printemps. A Paris, j’ai stationné ces avions au Bourget.

Le 8 ou le 9 mai 1945, je ne peux plus vous dire, je vais au Bourget pour reprendre les avions et organiser deux nouveaux voyages en Allemagne. Il n’y avait plus d’avions. Je téléphone à Charles Tillon, il n’est pas au courant. Sur place, les fonctionnaires de l’aéroport du Bourget me disent que le ministère de la Défense sur ordre de De Gaulle a ordonné la réquisition de ces avions et leur transfert en Algérie.
J’ai appris par la suite que les deux avions ont servi à transporter des troupes françaises pour mâter la manifestation du Constantinois. Dès cette époque, du napalm a été transporté. Naturellement, je suis retourné voir Tillon, il n’était pas au courant.

Maurice Thorez (communiste), qui était vice-président du Conseil, n’était pas au courant, lui non plus. On a répandu l’idée que la répression du Constantinois s’était faite avec l’accord de ministères où il y avait les communistes, or les communistes n’étaient pas au courant. Les ministres communistes étaient dépossédés d’une grande partie des habituelles prérogatives de ministres. Charles Tillon était ministre de l’Air, mais il n’avait pas d’autorité sur les avions militaires, qui n’existaient d’ailleurs pas. Cinq ou six jours plus tard, il y eut un article dans « L’Humanité » qui ne dénonçait pas le rapt des avions qui avaient été mis à ma disposition par les Américains, mais qui indiquait que les communistes ne pouvaient pas être associés aux opérations aériennes dans le Constantinois et qu’ils condamnaient cette répression. Plusieurs autres articles ont paru dans « l’Humanité » condamnant la répression. Dans ces articles, les communistes favorisaient l’idée de la formation d’un front démocratique.

Les communistes tiennent beaucoup à dégager leur responsabilité dans les événements du 8 mai 1945, mais ce que je vous raconte est peu connu, même dans les milieux du parti. Il y a deux ou trois ans, s’est tenue, à Dravel, une réunion des anciens militants de la Jeunesse communiste clandestine. B Beaucoup parmi les présents, qui étaient pourtant bien renseignés sur l’histoire de la guerre d’Algérie, ont été extrêmement étonnés d’apprendre ce que je leur ai raconté. Aussi longtemps que Dutilleul a vécu, il a pu confirmer ce que j’ai dit. Henri Alleg est au courant, mais cela ne figure pas dans son livre. Je suis le seul survivant de cette aventure.
Responsable du pont aérien des avocats.

A partir de fin 1956, j’étais responsable du pont aérien des avocats qui sont allés en Algérie défendre les patriotes algériens, FLN et communistes. J’ai été un des avocats d’Henri Alleg, de Bachir Hadj Ali, mais aussi de dirigeants du FLN. Ce pont aérien se composait d’une soixantaine d’avocats dont les deux tiers étaient communistes.
Je suis celui qui a sans doute fait le plus grand nombre de séjours en Algérie entre 1957 et fin 1960, puis j’ai été expulsé d’Algérie. Nicole Dreyfus en avait fait beaucoup aussi. J’ai encore les tableaux du pont aérien tels que je les établissais avec l’aide de la direction du Parti communiste français. Je recrutais parmi les jeunes avocats. Une jeune stagiaire, par exemple, qui avait accepté de plaider en Algérie, avait pu éviter deux peines de mort qui étaient réclamées. Dans un rapport que j’avais rédigé à l’époque, intitulé « Rôle des avocats communistes », j’écrivais ceci : « Dès le début de la guerre d’Algérie, le PCF prend l’initiative de constituer un collectif d’avocats en vue d’assurer la défense sur place des victimes de la répression, dirigeants et militants du FLN et du PCA... Les avocats non membres du parti y participaient également. Elie Million avait été chargé par la direction du parti de coordonner cette activité en relation avec le collectif des avocats... »

Du 8 octobre 1956 au 18 mars 1962, les participants du collectif ont effectué 211 voyages. Des avocats socialistes ont aussi joué un rôle important. Pierre et René Stibbe, par exemple. Il y avait Jacques Vergès et son collectif. Après le coup d’Etat de Boumediène, j’ai tenté de défendre les victimes de ce coup d’Etat, notamment Mohamed Harbi et des Français qui se trouvaient en Algérie. J’ai été aussi un des trois avocats du 17 octobre 1961 qui ont été alertés la nuit du 17 au 18 octobre. Les deux autres avocats étaient Nicole Rein et Me Radzewski qui travaillait plus particulièrement avec le collectif Vergès.

J’ai défendu en particulier un gérant d’hôtel qui était un champion de boxe amateur connu dans le milieu algérien de Paris, qui s’appelait Malek Amar. J’ai entamé une procédure pour cette affaire-là et, comme pour les gendarmes qui sont des militaires, il n’y a pas de parties civiles devant les tribunaux militaires, je n’ai même pas pu obtenir la copie du dossier. Je m’étais rendu à la morgue, accompagné d’un médecin qui avait été le médecin personnel de Maurice Thorez. Malek Amar était mort d’une balle dans le ventre. Je suis allé jusqu’au bout dans cette affaire. A la suite de ce dossier, un deuxième dossier m’a été confié.

Nadjia Bouzeghrane

Paroles des derniers rescapés

Les derniers rescapés, profondément marqués par l’horreur, ne peuvent oublier. Le souvenir de la macabre sauvagerie est toujours vivace chez Ahmed Acid, Aïssa Cherraga et Lakhdar Taarabit, qui ne veulent pas pardonner lorsqu’il s’agit, disent-ils, d’un génocide aussi effrayant mis en œuvre et efficacement exécuté.

Avec l’avènement du 60e anniversaire, ces octogénaires, qui font partie du dernier carré des survivants, estiment qu’ils doivent partager et expliquer aux différentes générations l’histoire de ce crime perpétré à l’encontre d’un peuple assoiffé de liberté. Avant de revenir sur un complot tramé contre le peuple algérien, il est important, disent-ils, de rappeler sommairement le climat moral et politique qui précède la tragédie. La presse colonialiste, porte-parole des colons, a exercé un rôle des plus néfastes, créant un courant d’opinion publique favorable à une terrible répression.

Le 8 mai, qui a accéléré le processus de déclenchement de la glorieuse Révolution de novembre, était, d’après nos interlocuteurs, inévitable, eu égard à la désastreuse situation économique, sociale et politique prévalant à cette époque.
A ce propos, Ahmed Acid (87 ans) révèle : « La situation économique des Algériens est des plus critiques. Les inégalités dans la distribution du ravitaillement sont flagrantes. Pour quelques kilogrammes (environ 8 kg) d’orge distribués mensuellement à chaque habitant des campagnes, les colons recevaient pour chaque tête d’animal plus d’un quintal d’orge. Cette sous-alimentation a engendré la famine, qui a emporté des milliers d’Algériens, alors que le cheptel des colons est mieux nourri et préservé contre toute épidémie. »

Pour briser le mouvement national incarné par Messali Hadj, le pouvoir colonial a, en réponse aux résolutions du congrès des Amis du manifeste et de la liberté (AML), qui a réaffirmé en mars 1945 sa volonté de lutter pour un Etat algérien, avec son parlement, son gouvernement et ses couleurs nationales, selon Lakhdar Taarabit, préparé le scénario de cette fusillade à grande échelle. Pour étayer ses propos, le militant du PPA et un des organisateurs de la célèbre marche du mardi noir revient sur la mésaventure de Ferhat Abbas, qui a été arrêté avec le docteur Saadane dans le salon d’attente du gouverneur d’Alger, le 8 mai 1945 à 10h 30, au moment où ils s’apprêtaient à présenter au nom de l’AML leurs félicitations au représentant de la France.

« Libéré le 16 mars 1946, Ferhat Abbas n’a eu vent du drame vécu par son peuple que deux semaines après son attestation », enchaîne le vieux Taarabit qui se remémore : « Il faut préciser que la première marche a eu lieu le 1er mai.
Nous avons donné instruction à nos militants de défiler à côté des syndicats affiliés au Parti communiste algérien (PCA). Les mots d’ordre avancés étaient basés sur l’indépendance du pays et la libération de Messali Hadj, qui faisait peur à la force coloniale, même en étant déporté à Aïn Salah puis à Brazzaville.

Le 3 mai, nous avons été informés par la direction nationale de l’imminente défaite de l’armée nazie et qu’il fallait nous préparer à organiser, le jour de la victoire des alliés, une marche pacifique afin d’exprimer l’aspiration de notre peuple à l’indépendance. Le 8 mai, la foule s’est rassemblée en nombre devant la mosquée de Langar d’où devait s’ébranler le cortège. Nos militants redoublaient les appels au calme et insistaient sur le caractère pacifique de la manifestation.

Pour prouver notre bonne foi, des louveteaux scouts ont été placés à la tête du cortège. Nos bonnes intentions ont été accueillies par le feu des policiers, qui se sont énervés à la simple vue de l’emblème national confectionné la veille par Doumbri Aïssa à l’aide des tissus offerts par Bachir Amroune et Mohamed Fettache.

L’infructueuse tentative du sanguinaire commissaire Olivieri, qui a voulu confisquer le drapeau, a accentué son indescriptible hystérie, qui s’est soldée par l’assassinat, à bout pourtant, du jeune Bouzid Saâl.
Ce meurtre a galvanisé les marcheurs. Une main d’un militant reprend le drapeau. Un autre manifestant, Khalfi Khier, est, quelques mètres plus loin, abattu. C’est l’embrasement. Les gens qui couraient dans tous les sens avaient du mal à éviter les balles des policiers. » Le compagnon de feu Abdelhamid Benzine, Belaïd Abdeslem, Mhamdi Salah, Hacène Belkhired, Taklit Tayeb, Torche Mohamed, Bella Belkacem (dit Hadj Slimane), Cherfaoui et d’autres concepteurs de la marche du 8 mai, préparée dans le cercle de la Jeunesse musulmane algérienne (JMA), revient en détail sur la répression et les tortures subies par la population et tous les hommes arrêtés qu’ils soient impliqués ou non dans la manifestation : « Tout au long de la journée, les colons continuèrent leurs provocations, allant jusqu’à mutiler un Français connu pour ses sympathies pour les Algériens. De notre côté, nous avons continué à appeler au calme. A ce titre, il a fallu plus de trois heures au comité local dirigé par Si Mahmoud Guenifi et Maïza Noureddine pour calmer un millier de paysans et de militants de Beni Fouda venus venger les morts.

Ils réclamaient, en outre, l’organisation de la résistance armée. Nos appels au calme n’ont hélas obtenu que les atrocités et les arrestations collectives. Pour ma part, j’ai été arrêté le 12 mai pour le motif de “participation à la manifestation et membre actif d’une organisation clandestine et hors la loi”. Pour nous extorquer des informations, nous avons connu les pires sévices de la torture... » Ahmed Acid (87 ans, un scout ayant participé à la marche, est arrêté le 12 mai 18945 pour atteinte à la souveraineté intérieure de l’Etat) prend le relais : « Nous avons été conduits vers les caves de la citadelle où étaient auparavant parqués les prisonniers italiens.

Dans les caves de la citadelle

Dans ces lieux infects, plus de 2000 détenus ont été entassés comme des rats. Nous nous mettions debout pour avoir de l’espace. Le capitaine Person, le tortionnaire du camp, a, avec les pratiques héritées du nazisme, déshumanisé des lieux où on avait à manger en 24 heures qu’un infâme morceau de pain de 25 à 30 grammes.

La famine et l’épidémie du typhus ont fait beaucoup de décès. A cause de cette horreur, il y avait des morts vivants, de véritables squelettes qui titubaient jusqu’au moment où ils tombaient et restaient là dans le trou avant qu’on ne les ramasse. Des chiens affamés, les prisonniers italiens et les légionnaires se sont eux aussi mis de la partie. Cependant, cette pénible épreuve a cimenté les liens entre les Algériens, soutenus par mon ami Abdelhamid Benzine, Belaïd Abdeslem, Tayeb Taklit, qu’on appelait au cercle de la JMA, “le groupe des étudiants”. »
En abordant le volet des cellules individuelles, l’ancien scout lance un grand soupire : « Les prisonniers envoyés par centaines aux chambres individuelles situées au-dessous du bureau de la place (2e bureau) n’ont pas eu la même chance. Ils périrent presque tous. Les plus chanceux, extirpés du trou des mois plus tard, sortent avec de graves troubles et séquelles psychiques et physiques. »

L’octogénaire, qui se souvient de menus détails, insiste sur un autre fait important : « La foudroyante répression n’a pas empêché les scouts que nous étions à déposer les gerbes de fleurs au monument aux morts, et ce, sous le son du clairon tenu par Segheir Sabri qui a tenu tête à la bastonnade. » Aïssa Cherraga (85 ans), ayant été désigné par le parti comme le porteur du drapeau national, abonde dans le même sens : « Les intimidations proférées à l’encontre de responsables locaux du parti chargés par la direction nationale d’organiser et d’encadrer la marche n ’ont pas empêché les Algériens avides de liberté d’exprimer à travers cette marche qui s’est transformée en un effroyable cataclysme leur aspiration à l’indépendance. La sanglante réponse des forces coloniales ne s’oublie pas du jour au lendemain.

Les plaies et les fosse communes creusées à Aïn Roua, Beni Aziz, Sétif, Amoucha et Aftis (Bouandas), où sont enterrés des milliers de martyrs, hantent de jour comme de nuit nos esprits marqués par tant de souffrances et de mutilations. En parlant du carnage de Bouandas, on doit savoir que l’oued Aftis et les grottes de la région ont emporté à jamais plus de mille corps des meilleurs enfants de ce généreux peuple.

L’on ne doit pas non plus passer sous silence l’abject crime de la veuve Fabrer qui a, avec la complicité de l’armée française, découpé le corps de Smara Lahcène à la ferme Sebta (située à 15 km de Aïn El Kebira), puis servi comme menu à des chiens affamés des jours durant. On ne peut énumérer tout le mal fait à un peuple n’ayant pourtant demandé que son indépendance... » Abdelhamid Salakdji, président de la fondation du 8 Mai 1945, résume en quelques mots les sentiments des rescapés du carnage : « Ce génocide froidement programmé et ratifié au plus haut niveau ne peut demeurer éternellement impuni. La France, l’unique responsable de ce crime collectif, doit emboîter le pas à l’Allemagne et au Japon, qui ont pour les abominables crimes perpétrés lors de la Seconde Guerre mondiale demandé pardon. Et c’est par un tel geste qu’on pourra tourner la page. »

Kamel Beniaiche

La répression de mai 1945 dans le Constantinois

Le 8 mai 1945, le groupement des Amis du manifeste et de la liberté (AML) et le Parti du peuple algérien (PPA), clandestin, organisèrent des manifestations strictement pacifiques à travers toute l’Algérie pour associer les Algériens à la célébration de la victoire de la démocratie, tant attendue en Europe. Ils voulaient aussi montrer à la France victorieuse et aux Alliés que le peuple algérien était attaché à la liberté, comme d’ailleurs tous les peuples. Ils brandirent, au milieu des drapeaux alliés, des pancartes et des banderoles pour rappeler qu’ils attendaient l’application de la charte de l’Atlantique, conformément à toutes les promesses solennelles des libérateurs, répétées tout au long de la Seconde Guerre mondiale. Ils croyaient fermement que la fin du colonialisme était imminente.

À Sétif, le matin du 8 mai 1945, 7 000 à 8 000 manifestants avançaient sans incident. Tout se passait bien. Mais, au niveau du café de France, l’intervention de la police, qui avait reçu des ordres pour s’emparer du drapeau algérien et des banderoles, provoqua l’émeute. Des coups de feu furent tirés. Le porteur du drapeau algérien fut mortellement touché. Saisis de panique, les manifestants affolés se dispersèrent. Algériens et Européens s’enfuirent. Les Européens rencontrés furent agressés, souvent horriblement mutilés. Les premières victimes européennes innocentes étaient très estimées des Algériens. À 9 heures 30 minutes, les gendarmes intervenaient. Les tirailleurs, consignés depuis 5 heures du matin, arrivèrent et ouvrirent le feu. L’armée, la police et la gendarmerie sillonnaient les quartiers de la ville. Les colons étaient déjà organisés en milices armées.

Dans l’après-midi du 8 mai, jour du marché hebdomadaire, les ruraux, fellahs et commerçants, qui étaient à Sétif, et les émissaires racontèrent l’émeute et la répression aux populations rurales autour de Sétif et de Kherrata.

Au même moment, le 8 mai, dans l’après-midi à 17 heures, une autre manifestation pacifique était organisée, à Guelma, ville située à 180 kilomètres à l’est de Sétif, où le mardi était, aussi, un jour de marché hebdomadaire. Arrivé au centre-ville, le cortège fut arrêté par le sous-préfet Achiary qui tira le premier coup de feu en l’air et, en même temps, des policiers et des gendarmes tirèrent sur les manifestants qui, pris de panique générale, s’enfuirent. Le couvre-feu fut décrété à 21 heures. La milice créée sur l’initiative du sous-préfet Achiary entrait rapidement en action.

Une impitoyable répression s’ensuivit à Sétif, Guelma et Kherrata, autour de ces trois villes et dans tout le Nord Constantinois[1].

La répression militaire

Le 7 mai, le général Henry Martin, commandant le 19e corps d’armée, avait adressé un télégramme spécial à tous les généraux dans lequel il rappelait les précautions à prendre à l’occasion des cérémonies de l’armistice et il demandait le renforcement de l’intervention militaire. Le 8 mai, il avait sollicité du gouverneur général une dérogation afin d’employer des engins à grande puissance.

Le 9 mai, le régime de l’état de siège fut décrété. Le gouverneur général chargea l’autorité militaire de rétablir l’ordre. Les sources militaires précisent que dès l’annonce de la moindre agitation et des premières attaques des insurgés, chars, artillerie, aviation et marine entrèrent en action « rapidement, énergiquement et efficacement »[2]. À partir du 11 mai, toutes les agglomérations étaient dégagées et les insurgés, effrayés, refoulés vers les montagnes. Mais les opérations militaires ne cesseront, officiellement, que le 8 juin. Le 14 mai 1945, la direction de la sécurité générale concluait à la suite des télégrammes et des rapports quotidiens : « Il est permis de se demander quelle aurait été l’étendue du désastre si la répression n’avait pas été immédiate, énergique et sévère. »[3] Cette répression avait dépassé toutes les limites.

Dans le compte rendu de l’enquête qu’il avait effectuée dans la région de Sétif et de Kherrata, Roger Esplaas, rédacteur au journal Liberté, se montrait bouleversé par « le caractère impitoyable de la répression aveugle et féroce » : « La région Nord de Sétif n’est plus qu’un vaste cimetière »[4], écrivit-il dans une note adressée le 5 juin 1945 au général Tubert, président de la commission d’enquête. Cette commission qui avait reçu l’ordre de revenir à Alger n’avait pas pu enquêter sur la répression à Guelma. C’est, sans doute, dans le but de ne pas révéler les abus et les excès de cette répression que cette commission fut avisée de cesser d’enquêter le 26 mai 1945 à 19 heures. À cette date, la forme et la dimension de la répression n’étaient donc pas connues. Plusieurs sources confirment les exécutions sommaires. « Tout Arabe non porteur de brassard est abattu. »[5]

Il y a eu des fusillades en masse :

Le 11 mai à 10 heures un berger de 13 ans est assassiné dans la plaine de Bazer par un militaire venant en auto blindée. Plus loin, un vieillard est abattu dans la même plaine. Trois tentes de nomades sont mitraillées au total dix cadavres, la plupart des femmes et des enfants.[6]

Dès le 8 mai, la marine entra en action. Des troupes et des groupes armés de fusiliers marins furent débarqués à Bougie (Béjaïa) et dans la région de cap Aokas. Toute la région comprise dans le triangle géographique Bougie-Djidjelli (Jijel) et Kherrata fut bombardée de jour et de nuit. Les croiseurs Duguay-Trouin et Le Triomphant effectuèrent plusieurs tirs sur tous les points où des groupes humains avaient été signalés. Le 9 mai à 22 heures, le croiseur Duguay-Trouin tira 70 coups avec usage de projecteurs pour dégager la route Bougie-Djidjelli, et le 10 mai au crépuscule, 23 coups réels de 155 furent tirés dans la région de Tichi et Aokas[7].

L’aviation entra en action, aussi, dès le 8 mai, dans le même secteur, et dans toute la région comprise entre Sétif et la mer, et autour de Guelma. Officiellement, « 44 mechtas ont été bombardées ou incendiées »[8].

C’est dans la région de Guelma, dans ses abords immédiats et autour de tous les centres et les villages de cette région que les bombes et les tirs à la mitrailleuse de l’aviation firent le plus grand nombre de victimes. Trente avions (12chasseurs bombardiers A24, 12 bombardiers moyens B26 et 6 P39)[9] bombardèrent et mitraillèrent pendant quinze jours les régions de Sétif, Guelma et Kherrata.

Dans une lettre datée du 28 juin 1945 et interceptée, on peut lire :
[...] entre Sétif et le pays, également on ne peut circuler, il y a des tirailleurs sénégalais qui tirent sur tout passant comme le cas s’est produit à Ait Saïr. Dans ce dernier village on a brûlé des gens, qui avaient tué le garde forestier, et incendié plus de vingt maisons. Si le troupeau sort il est mitraillé et la maison brûlée. À Sétif, il est interdit aux gens de sortir et si l’un d’eux s’y hasarde il est arrêté et passé au poteau.[10]

Les témoins algériens rescapés sont toujours traumatisés par les excès de la répression militaire aveugle et impitoyable, et cela est confirmé par les différentes sources. Militaires et gendarmes se sont distingués par les exécutions sommaires, mais ce sont les légionnaires, les Tabors marocains et surtout les Sénégalais qui non seulement ont tué partout mais aussi violé et pillé. Des innocents furent brûlés vifs, notamment à Guelma. Des militaires aidèrent les miliciens à l’incinération des corps dans des fours à chaux situés à sept kilomètres au nord de Guelma.

Devant les nombreuses plaintes des parents des victimes et des milieux musulmans, le ministre de l’Intérieur donna des instructions et le gouverneur général ordonna au tribunal militaire de Constantine « une information judiciaire générale sur les exécutions illégales, les représailles individuelles ou collectives... »[11].

À partir du 10 janvier 1946, l’hebdomadaire Liberté établit et publia des listes de personnes disparues et, malgré l’ouverture, effectivement, d’informations judiciaires, il n’y avait aucune trace de toutes les personnes disparues. Tous les rapports de la police de Guelma que nous avons consultés et ayant pour objet : « Disparition de personnes au cours des événements de mai » précisent que « toutes les recherches effectuées dans les archives de la police, à la prison civile et à la gendarmerie étaient demeurées infructueuses ».[12]

À Kherrata, une autre pratique de la répression frappe toujours les témoins algériens, anciens condamnés, libérés en 1962. En plus de l’action énergique de l’artillerie, de la marine et de l’aviation, un détachement militaire continua de chasser les insurgés dans les gorges qui s’emplirent de cadavres. Des innocents furent jetés morts ou vifs dans des crevasses profondes. C’est à l’entrée de ces gorges que la Légion étrangère grava dans le roc, en face du premier tunnel en sortant de Kherrata, l’inscription suivante : « Légion étrangère 1945 ». Cette inscription, qui existe toujours, rappelle aux habitants de la région et aux visiteurs, la cruauté et les horreurs de la répression.

Dans une lettre datée du 27 mai 1945 et adressée au général Tubert, une Française de Sétif, épouse d’un capitaine en retraite, écrivit :

[...] au moment où j’ai fait ces déclarations je ne connaissais pas encore les terribles représailles exercées dans les campagnes. Assez de haines ! Réconcilions-nous.[13]

Devant l’ampleur de la répression, les caïds et leurs collaborateurs sillonnèrent les régions de Sétif, Guelma et Kherrata et demandèrent aux populations qui s’étaient enfuies dans les montagnes, de se livrer aux autorités, annonçant que ces dernières avaient décidé une amnistie générale.

Le 15 mai 1945, des cérémonies de soumission furent organisées à Sétif, à Laverdure près de Guelma et à Kherrata. Le mardi 22 mai une autre cérémonie fut organisée à Melbou, à 26 kilomètres de Kherrata sur la route de Djidjelli. Après le discours et l’humiliation, la puissance militaire fut exhibée. Douze avions de chasse survolèrent la plage, l’artillerie et quatre bâtiments de guerre lancèrent des obus sur les montagnes et les crêtes.

Enfin, 40 000 hommes bien encadrés et bien préparés aux opérations militaires, dotés d’armement collectif et d’engins à grande puissance menèrent une véritable guerre aux insurgés et aux tribus apeurés qui s’étaient enfuies dans les montagnes.

Représailles de la police et crimes des miliciens

Dès le 8 mai 1945, des milices furent officiellement constituées par les autorités locales. Les Européens avaient, au début, organisé leur propre défense, et participèrent, dans un deuxième temps, à la répression menée par l’armée et la police dès que le danger de la révolte fut écarté après l’intervention rapide des renforts militaires. Le général Tubert n’a jamais cessé d’évoquer, durant toute sa vie, les excès de la répression menée par les groupes de colons armés qui « s’arrogeaient le droit de juger et de fusiller »[14]. Il regretta que le général de Gaulle se soit « opposé à ce que la lumière soit faite »[15] sur la répression et il précisa que « les massacres de Sétif restent impardonnables »[16].

Le commissaire Bergé, chef du service de la police judiciaire à la direction de la sécurité générale rédigea deux rapports d’enquête, le 30 mai et le 17 juin. Ces rapports donnent beaucoup de précisions sur les arrestations en masse organisées par la police et la gendarmerie, surtout à Guelma, où son enquête a été effectuée à partir du 23 mai ; il y dénonce les détenus entassés qui étaient réclamés et portés disparus et les crimes des miliciens qui se « vantaient d’avoir fait des hécatombes » ; il cite « de nombreux charniers » visibles « le long des routes »[17].

Les interventions parlementaires à l’Assemblée constituante, en 1946, notamment celles de Mohamed Chouadria, Fernand Grenier, Pierre Fayet et José Aboulker dénoncèrent aussi les terribles représailles, les exécutions sommaires et les fusillades.
Les noms de tous les miliciens qui ne parlaient que de vengeance à assouvir, encouragés par des meneurs, accusés de meurtres et de crimes sont connus, cités dans des rapports et publiés dans l’hebdomadaire Liberté[18]. Bien après la cessation des opérations militaires, des miliciens par groupes, exécutèrent sans jugement des innocents. Même dans les agglomérations où aucune agitation n’avait été signalée, les miliciens fusillèrent, souvent en présence des militaires et des policiers. C’est à Guelma que les différentes sources citent le plus grand nombre de victimes innocentes et aucune trace des disparus n’a été conservée dans la prison et les différents lieux de détention. Tous les dossiers des disparus furent clos. Les corvées de bois étaient très fréquentes. Les excès et les crimes impardonnables des miliciens furent camouflés par l’incinération des cadavres dans les fours à chaux. Cette répression ne suffit pas aux colons[19] qui demandèrent une répression judiciaire sévère.

La répression judiciaire

Officiellement, à la date du 29 juin 1945, 7 400 arrestations avaient été opérées, non seulement dans le Constantinois mais aussi dans les départements d’Alger et d’Oran[20]. Le tribunal militaire de Constantine fut chargé de la répression judiciaire et siégea en permanence :

Les accusés étaient inculpés en vertu des articles du code pénal qui vise les assassinats, les viols, les incendies volontaires, les pillages, les vols et la détention des armes et de matériel de guerre.[21]

D’après les chiffres officiels, les tribunaux militaires jugèrent 3 511 inculpés pour seulement 696 affaires saisies. À peine un an après les événements, les jugements suivants furent rendus : 952 ordonnances de non-lieu, 460 arrêts d’acquittement, 1 885 condamnations dont 151 à mort. Vingt-huit condamnés furent exécutés. Les tribunaux militaires furent saisis d’autres affaires : 948 affaires d’assassinat ou de complicité d’assassinat, 128 affaires d’incendies volontaires, 1 098 affaires de pillage[22].

Cette répression judiciaire particulièrement sévère explique, paraît-il, le suicide du colonel chargé d’assumer les fonctions de commissaire du gouvernement près le tribunal militaire de Constantine. Ce suicide fut rapidement connu partout à travers l’Algérie. À Oran, par exemple, il fut l’objet de plusieurs commentaires, notamment chez les communistes. D’après un rapport, ce suicide.

fait suite aux longues explications qui lui auraient été demandées par le ministre de l’Intérieur [...] et s’explique par la crainte de l’intéressé d’avoir à répondre un jour de la répression menée contre les musulmans dans le Constantinois et d’être sévèrement châtié.[23]

Le prêtre qui confessa ce colonel avait déclaré à Ferhat Abbas, arrêté depuis le 8 mai à 10 heures 30 minutes et inculpé d’atteinte à la sûreté intérieure et extérieure de l’État : « La haute conscience de cet officier lui interdisait d’ajouter à tous les crimes dont il a été témoin celui de poursuivre et de faire condamner des innocents. Il a préféré se supprimer. »[24]

Quant à la défense, le bâtonnier de l’ordre des avocats du barreau d’Alger, maître Groslière avertit ses collègues que le conseil de l’ordre estimait « éminemment souhaitable que les confrères du barreau n’acceptent pas d’être désignés autrement que d’office »[25].

Ferhat Abbas écrivit : « Une justice de race était rendue sans ménagement. À Constantine, des corps de fellahs exécutés étaient transportés au cimetière et abandonnés, sans être inhumés. »[26]

La justice était-elle rendue aux deux communautés, musulmane et européenne ? Les miliciens étaient-ils inquiétés ?

Pendant que les tribunaux militaires siégeaient en permanence, l’hebdomadaire Liberté révélait des carences : « Un haut fonctionnaire a fait fusiller, arroser d’essence et brûler des musulmans sans aucun jugement et au lieu d’être en prison, il vient d’être décoré de la légion d’honneur. »[27] À la « une » du journal Liberté du jeudi 24 janvier 1946, Louis Rives écrivit : « Au rendez-vous des assassins, les cent seigneurs fêtent la croix du tueur [...] pour fêter la légion d’honneur du tortionnaire Achiary. »

En effet, une note du secrétaire général du gouvernement général demandait au directeur du cabinet du gouvernement d’attribuer des « récompenses aux fonctionnaires, agents ou particuliers du département de Constantine qui s’étaient distingués par leur courage, leur loyalisme et leur dévouement à l’occasion des événements ». Cette note précisait que « ces récompenses étaient de trois ordres » : « des distinctions honorifiques, des qualifications en espèces et des lettres de félicitations »[28]. L’impitoyable répression a inscrit dans la mémoire des Algériens les trois noms de villes : Sétif, Guelma et Kherrata.

Les pertes humaines

Les victimes européennes

Les déclarations officielles font varier le nombre des victimes européennes entre 88 et 103 tués[29]. À la date du 18 juillet 1945, le ministre de l’Intérieur annonça 88 tués et 150 blessés[30] en précisant l’appartenance des victimes aux divers milieux socio-économiques et professionnels. Le rapport Tubert déclare 103 victimes[31]. Les sources militaires citent, le 30 juin 1945, 102 victimes et 110 blessés avec répartition par commune et par profession[32].

Pour toutes ces victimes, des listes officielles, partielles et souvent avec des précisions de « diagnostics et mutilations ayant entraîné la mort » furent établies[33] ; des déclarations et des avis de décès furent publiés dans la presse locale.

Les victimes algériennes

Il est toujours impossible d’en connaître le nombre exact. Plusieurs difficultés gênent encore les calculs à savoir entre autres :
- la tendance des autorités locales, des policiers, des gendarmes et des militaires à minimiser au maximum leurs responsabilités et l’ampleur de la répression et des représailles ;

- les décès n’ont pas été enregistrés et les disparus n’ont jamais été retrouvés (certains avaient quitté le Constantinois et seraient comptés parmi les morts) ;

- beaucoup de mariages et de naissances n’étaient pas inscrits à l’état civil notamment parmi les ruraux et les tribus nomades très nombreuses qui s’étaient déplacées vers le Nord Constantinois suite à la sécheresse et aux problèmes économiques durant toute la période de la Seconde Guerre mondiale ;

- il est impossible de chiffrer les victimes de la marine et, surtout, de l’aviation. Les rebelles ont été mêlés aux populations apeurées et effrayées qui ont fui les villes, dès le 8 mai.
Voilà pourquoi, nous ne pouvons parler encore que d’estimations.

Le ministre de l’Intérieur cite officiellement, le 18 juillet 1945, les estimations minimales et affirme que « le total des victimes musulmanes ne doit pas dépasser 1 200 à 1 500 »[34]. Pierre Fayet, député d’Alger, situait ses estimations entre 15 000 et 20 000 victimes[35]. Colette et Francis Jeanson annoncent 20 000 victimes comme estimations « officialisées »[36].

Ferhat Abbas déclara le 23 mai 1945, dans un discours à Saïda, 20 000 morts[37]. Ce chiffre est confirmé par l’Union démocratique du manifeste algérien (UDMA), en 1948[38]. Le journal El Djoumhouria El Djazairia-El Moussawat (« La République algérienne-Égalité ») du 27 août 1948 cite comme « chiffre officieux » celui de 30 000 victimes.

Le consul américain d’Alger parla de 35 000 morts[39]. En 1962, Ferhat Abbas écrivit : « Les Algériens furent massacrés par dizaines de milliers. »[40]

Dans une déclaration publiée dans le journal égyptien El Kotla (« La masse »), le roi du Maroc cita, en mai 1945, 35 000 victimes[41]. Dans un tract mis en circulation à Alger dès le 30 mai 1945, on peut lire : « Souviens- toi du massacre de mai 1945 où 40 000 de tes frères et sœurs ont été sauvagement assassinés. »[42]

En mai 1947, Chadli El Mekki cita, dans le journal cairote El Kotla, 40 000 morts[43].

Le journal algérien El Manar (« Le phare ») cite le même chiffre[44]. À la « une » du troisième numéro du 4 mai 1951, son directeur Mahmoud Bouzouzou déclara 45 000 victimes. C’est ce chiffre qui sera retenu par le PPA et sera désormais inscrit dans la mémoire collective des Algériens. Il semble être lié à l’année 1945. En mai 1946, El Ouartilani publiait dans le journal égyptien El Ikhwan (« Les frères ») un document, parmi trois manifestes adressés aux cinq grandes puissances, et déclarait 60 000 victimes[45].

Les orphelins

Nous ne pourrons sans doute jamais connaître le nombre précis de ces innocents dont les parents ont été tués. Ils avaient échappé aux bombardements et aux fusillades et ceux qui n’avaient pas été retrouvés à temps pour être recueillis et secourus erraient encore dans les champs durant l’année 1946. À la date du 20 août 1946, le préfet de Constantine déclara qu’il y avait « 1 370 orphelins dont 19 sans famille et cinq d’entre eux complètement abandonnés », 600 orphelins pour l’arrondissement de Sétif dont cinq sans famille à Chevreul (Arbaoun-Béni-Aziz)[46]. Le 6 août 1946, La Dépêche de Constantine signala 30 orphelins de la commune mixte de Takitount (Kherrata, Chevreul et Perigotville). Le 20 septembre 1946, le gouverneur général déclara 19 orphelins de père et de mère non recueillis, 642 orphelins recueillis par la mère et 709 orphelins recueillis par d’autres parents. Le 17 septembre 1946, 15 orphelins de Chevreul furent accueillis à la gare d’Oran par plus de 800 personnes. Un cortège de 1 000 Algériens les accompagna à travers la ville[47].

Tous ces orphelins furent donc retrouvés très tardivement et leur situation fut l’objet d’inquiétudes du Comité d’initiative pour l’amnistie aux détenus politiques et de diverses personnalités représentantes d’organisations politiques culturelles et sportives. Le ministre de l’Intérieur et le gouverneur général furent saisis.

Conclusion

Le choc de la répression marqua durablement les Algériens. Il était ineffaçable. Après la peur, les malheurs et le deuil, la haine grandit et laissa place au désir de vengeance. Dès l’été 1945, des maquis furent créés. Désormais, les Algériens n’avaient plus rien à perdre dans un soulèvement généralisé bien préparé. Les mesures répressives prises à l’encontre des nationalistes, après mai 1945, aiguisaient encore davantage la conscience des partisans de l’action armée. C’était le commencement de la fin de l’« Algérie française ».

Le hasard voulut que les Algériens, encore en deuil, apprennent, le 7 mai 1954, la défaite française de Điện Biên Phủ, le jour de la commémoration du neuvième anniversaire du massacre du 8 mai, proclamé depuis 1945, jour de deuil. Les Algériens attendaient, depuis mai 1945, ce moment de faiblesse militaire de la France et, moins de six mois après, l’insurrection fut déclenchée le premier novembre ; elle débouchera, sept ans plus tard, sur l’indépendance.


[1] Voir Boucif Mekhaled, Chroniques d’un massacre, 8 mai 1945, Sétif, Guelma, Kherrata. Paris : Syros-Au Nom de la Mémoire, 1995, 250 p. Voir aussi notre thèse : Les événements du 8 mai 1945 à Sétif, Guelma et Kherrata, Institut d’histoire des relations internationales contemporaines (IHRIC), Université de Paris I - Panthéon-Sorbonne, 1989, vol. I et II, 724 p.

[2] Voir Jean-Charles Jauffret (dir.), La guerre d’Algérie par les documents. T. I : L’avertissement, 1943-1946. Vincennes : Service historique de l’armée de terre (SHAT), 1990, 550 p.

[3] Archives d’Aix-en-Provence (AAP), 9H51.

[4] Archives nationales de Paris (ANP), rapport du 5 juin 1945, 72 AJ 589-IV 39.

[5] Ibid., rapport Michel Rouzé du 12 juin 1945, 47 p., 72 AJ 589-IV 40.

[6] Voir Liberté, 3 janvier 1946, n° 134.

[7] Compte rendu d’opérations, bord 14 mai 1945-1TTY n° 229, in J.-C. Jauffret, op. cit., p. 339.

[8] Adrien Tixier, Après les troubles du département de Constantine (mai 1945), un programme de réformes pour l’Algérie, discours prononcé à la tribune de l’Assemblée consultative le 18 juillet 1945. Paris : Éditions de la Liberté, 1945, p. 15.

[9] Archives de Vincennes (AV), Service historique de l’armée de terre (SHAT), 1H1726, cité par J.-C. Jauffret, op. cit., p. 335.

[10] AAP, 9H51.

[11] A. Tixier, op. cit., p. 14.

[12] AAP, 9H51-B3.

[13] ANP, 72 AJ 589-III 14.

[14] Ibid., VI 2.

[15] Ibid., IV 51.

[16] Ibid., VI 2.

[17] AAP, insurrection de Guelma, 17 juin 1945, 9H44.

[18] Voir Liberté, 3 janvier 1946, n° 134 ; 17 janvier 1946, n° 136 ; 21 février 1946, n° 141 ; 7 mars 1946, n° 143.

[19] ANP, rapport n° 5240 du 18 mai 1945, 72 AJ 589-IV19.

[20] A. Tixier, op. cit., p. 17. Voir aussi Écho d’Oran, 30 juin 1945, n° 25 720.

[21] A. Tixier, op. cit., p. 17.

[22] G. Gine, conférence du 16 juin 1947 au Centre des hautes études d’administration musulmane (actuellement Centre des hautes études sur l’Afrique et l’Asie modernes), p. 31, AAP, 10 APOM 588.

[23] AAP, rapport n° 1330 du 21 février 1946, 9H51.

[24] Ferhat Abbas, Guerre et révolution d’Algérie. T. I : La nuit coloniale. Paris : Julliard, 1962, p. 156.

[25] Charles-André Julien, L’Afrique du Nord en marche. Nationalismes musulmans et souveraineté française. Paris : Julliard, 1972, p. 158-264 : « Proposition dont le ministre de l’Intérieur saisit le garde des sceaux en raison de son caractère “inadmissible”. »

[26] F. Abbas, op. cit., p. 157.

[27] Liberté, jeudi 3 janvier 1946, n° 134.

[28] AAP, note du 20 février 1946, 9H 51.

[29] Voir B. Mekhaled, « Hassilat ahdath etthamine may 1945 » (« Bilan des événements du 8 mai 1945 »), El khabar, 24 mai 1993, n° 781 et 25 mai 1993, n° 782.

[30] A. Tixier, op. cit., p. 8.

[31] ANP, rapport Tubert, p. 7, 72 AJ 589-VI2.

[32] AV, SHAT, 1H1728.

[33] ANP, 72 AJ 589-IV13 et IV13bis.

[34] A. Tixier, op. cit., p. 16.

[35] Robert Aron, Les origines de la guerre d’Algérie. Paris : Fayard, 1962, p. 139.

[36] Colette et Francis Jeanson, L’Algérie hors-la-loi. Paris : Seuil, 1955, p. 71.

[37] AAP, rapport du 24 mai 1946, 13H12.

[38] UDMA, Du Manifeste à la République algérienne. Alger : Imprimerie générale, 1948, p. 67-68.

[39] ANP, 72 AJ 589-IV49.

[40] F. Abbas, op. cit., p. 156.

[41] AAP, 29H39.

[42] Ibid., tract non signé, 13H12.

[43] Ibid., rapport du 2 juin 1947, 29H39.

[44] El Manar, 9 mai 1952, n° 3.

[45] AAP, rapport du 28 mai 1946, 29H39.

[46] Ibid., rapport n° 149 du 20 août 1946, 9H51.

[47] Ibid., rapport du 18 septembre 1946, 9H51.