Morts aux travaux forcés, entre 1845 et 1856, ils n’ont laissé qu’une trace... goudronnée. Aujourd’hui, à Sète (France), on l’appelle la «Rampe des Arabes». La dénomination de cette rue étonne parfois les touristes. Les «Arabes» ? Quels«Arabes» ? Charles Martel aurait-il traqué les Sarrasins jusqu’aux plages du Golfe du Lion ? Aucune explication ne figure nulle part. Sète, comme toutes les villes balnéaires françaises, n’est pourtant pas avare en plaques commémoratives... C’est une petite côte très banale. Un raidillon d’une centaine de mètres au bord de la mer. Il grimpe du Môle Saint-Louis — la jetée protégeant des tempêtes le port de pêche — à l’ancienne Route d’ Agde, l’antique comptoir installé par les Grecs à l’embouchure de l’Hérault, un peu plus au sud sur le littoral méditerranéen. Il serpente au-dessous du Cimetière Marin, creusé dans le rocher du Mont Saint-Clair à la fondation de la ville par le Roi Louis XIV, au XVIIe siècle.
Autrefois, on l’appelait la «Montée des Bédouins». C’était déjà une bizarrerie. Les «Bédouins» ? Quels «Bédouins» ? Une caravane d’Arabie se serait-elle égarée dans les sables du Languedoc ? Il faut remonter loin dans la mémoire sétoise pour résoudre cette énigme faite de non-dits...
La clé du mystère se trouve aux Archives municipales. Cette «Rampe des Arabes» est un témoin de l’époque coloniale. Les «Bédouins» en question sont les fantômes des hommes qui ont édifié ce raidillon il y a un siècle et demi. Des hommes prisonniers. Prisonniers de guerre. Incarcérés à la prison du Fort Saint-Louis, située au bout du Môle, ou au fort Saint-Pierre, dont les remparts abritent désormais le Théâtre de la Mer. Des hommes qui étaient condamnés aux travaux forcés. Astreints à casser des cailloux dans les carrières voisines et à les empiler pour construire cette chaussée. Tous ces forçats, ou presque, étaient Algériens.
«La masse...»
L’histoire de cette rampe remonte, en effet, aux débuts de la conquête de l’Algérie par la France de Louis-Philippe, de la Deuxième République et du Second Empire. Ne reste aujourd’hui de l’existence de ses «cantonniers» très spéciaux, outre cette rue assez raide, que ce qu’en dit, aux Archives locales, la rubrique décès des registres de l’état civil : des patronymes plus ou moins bien retranscrits, des lieux de naissance plus ou moins précis, des identités plus ou moins floues, des matricules en vrac. Ces «Bédouins» s’appelaient Abd El Kader ben Bachidat, Ali ben Ayet, Brahim ben Taiel, Mohamed ben Abdallah, Mohamed ben Gadou, Hamed ben El Abbes, El Hadj Ali Bou Medin, Si Omar ben El Zerrouti, Salah ben Oussin, Tahar ben Hamed, Tatar ben Hamed, etc.(1) Les uns venaient des villes : Alger, Biskra, Bône, Blida, Mascara, Médéa, Oran, etc.
Les autres venaient de villages inconnus des cartes d’état-major. C’étaient tous des gens de modeste condition sociale. Ils étaient paysans, journaliers, marchands de fruits, portefaix, porteurs d’eau, muletiers, maréchaux-ferrants, garçons de café, domestiques. Aux yeux de l’administration pénitentiaire de l’époque, qui distinguait dans ses circulaires, à propos des prisonniers de guerre, «les gens importants» et «la masse des autres», ces Arabes emprisonnés à Sète faisaient partie de «la masse» des déportés sans importance, des indésirables sans intérêt que «la politique» ordonnait toutefois «d’éloigner d’Algérie»(2).
Premiers martyrs
Dans les années qui suivirent la prise de la Smala d’Abd El Kader par le duc d’Aumale, entre 1846 et 1855, à Sète, de ces proscrits, il en est mort 192. Le plus jeune avait 20 ans ; il s’appelait Salem Ben Meftah, fils de Meftah et de Aïcha ; il était né à Médéa et était journalier. Le plus vieux avait 89 ans ; il s’appelait Ben Youssef ben Saïd ; les archives ne disent rien d’autre que son numéro matricule : 189. Premières victimes de la première guerre de la France en Algérie, premiers martyrs des premiers combats des Algériens pour l’indépendance, tous ces laissés-pour-compte de l’histoire ont fini «à la fosse commune du temps» qu’évoquait dans ses chansons le poète sétois Georges Brassens, sans penser à leur tragique destin. La «Rampe des Arabes» est désormais leur mémorial.
-1) Aux Archives municipales de Sète, nous avons relevé une liste de 74 décès mentionnés entre 1846 et 1855. On peut consulter cette liste, à partir d’aujourd’hui, sur le site Internet d’El Watan.
-2) Lire, dans le n° 15-16 de la Revue de l’Occident musulman et de la Méditerranée, l’article très documenté du professeur Xavier Yacono (Université de Toulouse-Le Mirail) sur «Les prisonniers de la Smala d’Abd El Kader).
El Watan - Alain Rollat
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MME CATHERINE LOPEZ-DRÉAU. DIRECTRICE DES ARCHIVES MUNICIPALES DE SÈTE
«3300 personnes réparties dans les prisons disponibles…»
La directrice des Archives municipales de Sète, Mme Catherine Lopez-Dréau, a répondu à nos questions.
- Que sait-on exactement de ces «prisonniers arabes » morts à Sète dans les années 1845-1856 ?
Pas grand-chose. La prise de la Smala d’Abd El Kader, le 16 mai 1843, annonce la phase finale de la conquête de l’Algérie par l’armée française. Le port de Sète voit alors s’intensifier les envois incessants de troupes et de matériels, les rapatriements de soldats malades ou blessés, les débarquements de prisonniers capturés. A l’automne 1844, à Sète, les autorités militaires sont averties qu’elles doivent recevoir 200 à 300 prisonniers arabes. Les installations locales se révélant insuffisantes, l’armée procède à l’aménagement des deux forts, Saint-Louis et Saint-Pierre. Les travaux sont terminés en février 1845. Le fort Saint-Louis, situé en bout de môle, est prêt pour accueillir 133 captifs, le fort Saint-Pierre 83. C’est en avril 1845 que les premiers prisonniers arrivèrent. Ils sont placés sous le contrôle du commandant de la place, Pierre Samary, en poste à Sète depuis 1840, après avoir combattu en Algérie. Ces captifs sont affectés à la construction d’une voie unissant la rade au seul chemin existant pour rallier les plages et le petit port voisin d’Agde. La réalisation de cette voie a été d’une telle utilité que depuis, elle est dénommée «Montée des Bédouins» ou «Rampe des Arabes».
- Combien étaient-ils ? Quelles étaient leurs conditions de captivité ?
La mémoire collective locale et les sources archivistiques municipales se révèlent insuffisantes pour répondre à ces questions. On sait qu’il s’agissait d’une population masculine, à prédominance algérienne. Mais on ne connaît ni le nombre exact de ces prisonniers ni leur identité réelle ni les circonstances de leur capture. On ignore aussi si certains d’entre eux ont été libérés.
- «Ces farouches enfants du désert...» Ces hommes étaient-ils tous des compagnons d’armes de l’émir Abd El Kader ?
On sait que les prisonniers les plus importants, comme les plus proches parents d’Abd El Kader, ont été emprisonnés sur l’île Sainte-Marguerite, au large de Cannes. A Sète, il semble que la plupart des prisonniers aient été capturés au cours des combats postérieurs à la prise de la Smala d’Abd El Kader, qui a eu pour conséquence immédiate la mise en détention de plus de 3300 personnes réparties dans toutes les prisons disponibles sur le littoral méditerranéen. Certaines ont été dirigées vers le fort Ratonneau, près de Marseille, où 520 prisonniers étaient déjà incarcérés. D’autres ont été conduites au fort de Brescou, au large d’Agde. Les archives parlent de deux convois : l’un de 23 prisonniers, l’autre de 16. C’est d’ailleurs à l’occasion de l’escale à Sète d’un bateau à vapeur transportant des prisonniers à Brescou que la population sétoise a eu son premier contact avec lesdits «Bédouins» en août 1844. Selon la presse de l’époque «une foule compacte se pressait pour voir de près ces farouches enfants du désert»...
- Que sont devenues les dépouilles de ces prisonniers ?
Les registres municipaux d’état civil mentionnent un premier décès dès le 23 août 1845, soit cinq mois après l’emprisonnement de ces hommes à Sète. Ce premier décès enregistré est celui de Ahmed ben Sebah, âgé de 40 ans, originaire de Mascara. Entre 1845 et 1856 suivent 192 autres décès. Les causes de toutes ces morts sont inconnues. Tous ces prisonniers ont toutefois reçu des soins et leurs fins de vie ont été déclarées à l’ Hôpital Saint-Charles. Leurs dépouilles ont été ensevelies dans le cimetière communal, voisin des forts, dont la célébrité est devenue retentissante, à partir de 1945, après l’inhumation du poète et académicien local Paul Valéry en souvenir duquel ce cimetière est devenu le «Cimetière Marin».
El Watan - Alain Rollat